Guy de Maupassant : En lisant. Texte publié dans Le Gaulois du 9 mars 1882.
Mis en ligne le 15 mai 2000.

En lisant

Nous ne connaissons guère que deux romans du XVIIIe siècle : Gil Blas et Manon Lescaut. Tous deux sont baptisés chefs-d’œuvre, bien que le second soit, à mon avis, incomparablement supérieur au premier, en ce sens qu’il nous renseigne sur les mœurs, les coutumes, la morale (?) et les manières d’aimer de cette époque charmante et libertine. C’est le roman naturaliste du temps. Gil Blas, au contraire, n’est point documentaire malgré sa grande valeur. On y sent partout les conventions de l’écrivain ; l’aventure d’ailleurs se passe au-delà des monts, et on n’y voit pas percer beaucoup de l’humanité d’alors. Les admirables contes de Voltaire ne nous en apprennent point davantage. Les polissonneries peu littéraires de Crébillon fils et autres ne nous troublent même pas l’esprit, et c’était surtout par la tradition, par les mémoires et l’histoire, que nous pouvions nous figurer cette société exquise et corrompue, raffinée, débauchée, artiste jusqu’aux ongles, gracieuse et spirituelle avant tout, pour qui le plaisir était la seule loi et l’amour la seule religion.
Or voici qu’un petit roman d’alors, peu connu, bien que souvent réimprimé, nous apporte, grâce à la réédition que vient d’en faire l’éditeur Kistemaeckers, des renseignements inestimablement précieux. Cela s’appelle Themidore, et porte en sous-titre : « Mon histoire et celle de ma maîtresse. »
Oh ! c’est polisson à l’excès, immoral à outrance, pimenté de détails scabreux, mais si jolis, si jolis ! Un vrai miroir enfin de la débauche spirituelle, élégante, bien née et bien portée, de cette fin de siècle amoureuse. Nos prêcheurs doctrinaires, ces empêcheurs de danser en rond, farcis d’idées graves et de préceptes pudibonds, rougiraient jusqu’aux cheveux s’ils entrouvraient seulement ce petit volume délicieux qui est un pur... non, un impur chef-d’œuvre.
Oui, un chef-d’œuvre ! Et ils sont rares les chefs-d’œuvre. Et tout séduit dans cette merveille de grâce décolletée ; et l’esprit y coule avec une abondance prodigieuse. C’est de ce bon esprit français, qui sonne clair, de cet esprit naturel, sautillant, pivotant, impertinent, léger, sceptique et brave, et il jaillit, cet esprit, dans un style exquis et simple, d’allure crâne et coquette, souple et finement méchante. Voilà de bonne prose de notre vieux pays, de la prose bien transparente qu’on boit comme nos vins, qui scintille comme eux, et monte aux têtes, et rend joyeux. C’est un bonheur de lire cela, un bonheur savoureux, une volupté presque sensuelle de l’intelligence.
L’auteur, qui cachait son nom, était un fermier général, Godard d’Aucourt. Vraiment, on eût aimé souper en sa compagnie.
Et le sujet ? dira-t-on. Presque rien : l’histoire d’un jeune élégant dont le père fait enfermer la maîtresse, Rosette, et qui parvient à la délivrer. Et qu’il eut raison, l’heureux coquin !
Ce livre donne étrangement la sensation de ce temps déjà lointain, et des gens d’alors, et de leurs habitudes ; c’est toute une résurrection.
M. Kistemaeckers n’a pas souvent la main aussi heureuse dans ses réimpressions.

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De Bruxelles encore, nous arrive une bien singulière nouvelle de l’écrivain naturaliste J.-K. Huysmans. Elle a pour titre : À vau-l’eau.
Ce petit conte, qui me séduit profondément dans sa sincérité banale et navrante, a le don de faire dresser les cheveux sur la tête des amateurs de sentiment. Et j’ai vu des gens hors d’eux à son souvenir, ou bien abattus comme des porteurs d’Union Générale, ou bien frénétiquement furibonds. J’en ai vu gémir et j’en ai vu hurler. La donnée si modeste suffit à les exaspérer. C’est l’histoire d’un employé à la recherche d’un bifteck. Rien de plus. Un pauvre diable d’homme, forçat de ministère, n’ayant que trente sous à consacrer à chaque repas, erre de gargote en gargote, écœuré par la fadeur des sauces, l’insipide coriacité des viandes inférieures, les douteuses senteurs de la raie au beurre noir et la saveur acide des liquides frelatés.
Il va de la table d’hôte au marchand de vin, de la rive gauche à la rive droite, retourne découragé aux mêmes maisons, où il retrouve les mêmes plats, ayant toujours les mêmes goûts. C’est, en quelques pages, la lamentable histoire des humbles qu’étreint la misère correcte, la misère en redingote. Et cet homme est un intelligent, un résigné, qui ne se révolte que devant la bêtise acclamée. Cet Ulysse des gargotes, dont l’odyssée se borne à des voyages entre des plats où graillonnent les beurres rancis autour de copeaux de chair inavalables, est navrant, poignant, désespérant, parce qu’il nous apparaît d’une effrayante vérité.
Les gens dont j’ai parlé s’écrient : « Ne nous montrez pas les vérités hideuses ; ne nous montrez que les vérités consolantes ! Ne nous découragez pas ; amusez-nous ».
Il est certain que les esprits construits de façon à s’amuser à la lecture d’un roman de M. Cherbuliez s’ennuieraient mortellement au récit des découragements de M. Folantin. Je comprends à la rigueur l’opinion de ces gens ; mais je ne comprends plus qu’ils refusent à d’autres le droit de préférer infiniment l’œuvre du romancier naturaliste aux combinaisons d’aventures attendrissantes qu’imaginerait l’autre écrivain.
À côté des livres qui amusent, admettez-vous les livres qui émeuvent ? Oui, n’est-ce pas ? Or, c’est à mon tour de ne pas admettre qu’on puisse être ému par le tissu d’invraisemblances des romans dits consolants. Quoi de plus émouvant, de plus poignant que la vérité ? Et quoi de plus vrai que la toute simple histoire d’un employé pauvre à la recherche d’un dîner passable ?
Pour être ému, il faut que je trouve, dans un livre, de l’humanité saignante ; il faut que les personnages soient mes voisins, mes égaux, passent par les joies et les souffrances que je connais, aient tous un peu de moi, me fassent établir, à mesure que je lis, une sorte de comparaison constante, faisant frissonner mon cœur à des souvenirs intimes, et éveillent à chaque ligne des échos de ma vie de chaque jour. Et voilà pourquoi L’Éducation sentimentale me bouleverse, et pourquoi le roquefort avarié de M. Folantin fait courir en ma bouche des frémissements sinistres de remémorance.
D’autres peuvent se passionner aux aventures de Monte-Cristo ou des Trois Mousquetaires, dont jamais je n’ai pu achever la lecture, tant un invincible ennui me gagne à cette accumulation d’incroyables fantaisies.
Car comment être empoigné quand on ne peut pas croire ? Et comment croire quand toutes les impossibilités s’entassent ? Et pourtant c’est à peine si on oserait avouer son indifférence pour ces œuvres de clinquant, si l’inimitable maître Balzac n’avait écrit justement, au sujet des bouquins de Dumas père, cette phrase : « On est vraiment fâché d’avoir lu cela ; rien n’en reste que le dégoût pour soi-même d’avoir ainsi gaspillé son temps ».

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À vau-l’eau, certes, n’est point à recommander aux jeunes femmes qui veulent s’endormir avec un livre parfumé ; à celles qui veulent croquer une nouvelle comme on croque une praline, et rester rêveuses sur un petit conte écrit pour elles. Mais voici Le Mal d’aimer, de René Maizeroy, un délicat, un raffiné et un féminin par excellence.
Quelques-uns des courts récits que contient ce volume sont des bijoux de grâce ; quelques autres, comme Le Crucifié se dressent grands et terribles. Ce Crucifié a toute une histoire, d’ailleurs. Publié d’abord dans un journal, il fut poursuivi et condamné, et quand on le relit dans le volume, on reste vraiment stupéfait des soudaines pudeurs de la justice. On serait tenté de croire à cette haine de la littérature dont parlait si souvent Flaubert exaspéré. Quand une simple obscénité apparaît dans quelque feuille immonde, le Parquet ferme les yeux. Il a ri, sans doute ; mais dès qu’il croit voir une tendance littéraire, des cabrioles d’adjectifs et des sonorités de verbes, il sévit.
Citons, parmi les histoires les plus charmantes de ce volume, Le Mariage du Colonel, Le Roman de Benoît Chanson, Les Demoiselles du Major, La Dernière Revue, L’Aubade.
Mais pourquoi donc ce subtil conteur qu’est René Maizeroy, ce maniériste si souple, ce précieux désarticulateur de mots, ce sensitif qui paraît fait surtout pour dire les péchés délicats des chères adorées dans les boudoirs, dont l’air semble épaissi par des saveurs d’amour, veut-il aussi, de sa plume, qu’on disait parfumée, nous tracer de simples et brutales histoires de paysans ? Ce sont des bergers Watteau qu’il nous fait, et qui parlent trop sa langue maladivement énervée. Ses paysans fleurent l’églogue ; et toute la grâce de ses phrases exquisement contournées ne nous donne pas le rude coup de poing qu’il faut, la nette sensation du drame champêtre et violent, de cette Margot, brûlant la maison du père et tout le village natal, afin de pouvoir rejoindre son amant.
9 mars 1882