Guy de Maupassant : Livre de bord. Texte publié dans Le Gaulois du 12 août 1887.
Mis en ligne le 26 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Livre de bord

Étendu sur un des divans qui servent aussi de couchette, dans le petit yacht de mon ami Berneret, je parcourais un livre de bord, tandis que lui dormait de tout son cœur, en face de moi.
C’était un garçon bizarre, un sauvage qui, depuis dix ans, n’avait guère quitté son bateau, un cotre de vingt tonneaux nommé Mandarin. Chaque été, il parcourait les côtes du Nord, de France, de Belgique, de Hollande ou d’Angleterre, et, chaque hiver, les côtes de la Méditerranée, Algérie, Espagne, Italie, Grèce. Il aimait ce bercement solitaire sur le flot toujours agité. La terre immobile l’ennuyait, et les hommes bavards l’exaspéraient.
Ils sont ainsi quelques-uns, vivant dans cette boîte remuante, étroite et longue, qu’on nomme un yacht. On les voit arriver dans un port, au coucher du soleil. De son pont, l’homme en casquette bleue regarde de loin le mouvement humain sur le quai ; puis il marche, jusqu’à la nuit, d’un pas vif et régulier, d’un bout à l’autre de son bateau. Au point du jour, le lendemain, on ne l’aperçoit plus ; il est reparti sur la mer, il fuit, il flotte, il rêve ou il dort. Il est seul.
Six mois plus tard, on le revoit très loin de là, dans un autre port, sous un autre ciel, errant encore, errant toujours.
Bien que Berneret fût un vieux camarade, il demeurait une énigme pour moi. C’était donc avec une curiosité très éveillée et très vive que je lisais son livre de bord.
Pendant qu’il dormait j’en ai copié trois pages.

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20 mai, Saint-Tropez. — Rien. J’ai passé une de ces journées délicieuses où l’âme semble morte dans le corps bien vivant. Un léger vent d’ouest nous a poussés des Salins-d’Hyères à Saint-Tropez, d’une façon douce et régulière, sans une vague, sans une oscillation. Nous glissions sur la mer plate, bleue, une mer qu’on voudrait embrasser et où on se baigne avec tendresse, pour sentir sur la peau sa caresse un peu fraîche.
À cinq heures, le Mandarin, qui avait laissé arriver vent arrière pour gagner l’entrée du golfe de Grimaud, vira de bord et approcha du port bâbord amures. La brise tombait tout à fait ; mais, comme il portait son grand flèche de beau temps, le cotre filait encore assez vite. Il passa deux tartanes et une goélette faisant même route que nous.
Le golfe de Grimaud s’enfonce dans la terre comme un lac magnifique entouré de montagnes couvertes de forêts de pins. À l’entrée, Saint-Tropez à gauche, Sainte-Maxime à droite. Tout au fond, Grimaud, ancienne cité bâtie en partie par les Maures autour d’un mont pointu qui porte sur son faîte l’antique château des Grimaldi.
Nuit excellente à Saint-Tropez.

21 mai. — Levé l’ancre à trois heures du matin, pour profiter du courant d’air de Fréjus. Ce fut à peine un souffle qui nous conduisit au large, puis plus rien. À huit heures nous n’avions pas fait deux milles, et je compris que je coucherais en mer si je n’armais pas l’embarcation pour remorquer le yacht.
Je fis donc descendre deux hommes dans le canot, et à trente mètres devant nous ils commencèrent à nous traîner. Un soleil enragé tombait sur l’eau, brûlait le pont du bateau, nous écrasait sous une chaleur si lourde qu’il fallait, pour lever le bras, faire un effort considérable.
Les deux hommes, devant nous, ramaient d’une façon très lente et régulière, comme deux machines usées qui ne vont plus qu’à peine, mais qui continuent sans arrêt leur effort mécanique de machines. Enveloppé dans une gandoura d’Alger en soie blanche fine et légère qui frôlait ma peau presque sans la toucher, étendu sur des coussins sous la tente, au pied du mât, j’ai rêvassé pendant six heures de suite.
Plus je vieillis, plus l’agitation humaine me semble sotte et puérile. Quand je songe que de grosses émotions bouleversent un pays entier, je veux dire les classes éclairées, c’est-à-dire les plus niaises, parce qu’une chanteuse, un soir, a été soupçonnée d’avoir bu un verre de champagne de trop, avant d’entrer en scène !
Vers trois heures de l’après-midi, nous avions doublé la pointe du Dramont, et nous nous présentions à l’entrée de la rade d’Agay.
Cette rade forme un joli bassin bien abrité, fermé d’un côté par les rochers rouges et droits que domine le sémaphore au sommet de la montagne, et que continue, vers la pleine mer, l’île d’Or, nommée ainsi à cause de sa couleur ; de l’autre par une ligne de roches basses, et une petite pointe à fleur d’eau portant un phare pour signaler l’entrée.
Dans le fond, une auberge qui reçoit les capitaines des navires réfugiés là par les gros temps et les pêcheurs en été, une gare où ne s’arrêtent que deux trains par jour et où ne descend personne, et une jolie rivière s’enfonçant dans l’Esterel jusqu’au vallon nommé, je crois, Mal Infernet, et qui est plein de lauriers-roses comme un ravin d’Afrique.
Aucune route n’aboutit, de l’intérieur, à cette baie délicieuse. Seul un sentier conduit à Saint-Raphaël, en passant par les carrières de porphyre du Dramont ; mais aucune voiture ne le pourrait suivre. Nous sommes donc en pleine montagne.
Je résolus de me promener à pied, jusqu’à la nuit, par les chemins bordés de cistes et de lentisques. Leur odeur de plantes sauvages, violente et parfumée, emplit l’air, se mêle au grand souffle de résine de la forêt immense, qui semble haleter sous la chaleur.
Après une heure de marche, j’étais en plein bois de sapins, un bois clair, sur une pente douce de montagne. Les granits pourpres, ces os de la terre, semblaient rougis par le soleil ; et j’allais lentement, heureux comme doivent l’être les lézards sur les pierres brûlantes, quand j’aperçus, au sommet de la montée, venant vers moi, sans me voir, deux amoureux ivres de leur rêve.
C’était joli, c’était charmant, ces deux êtres aux bras liés, descendant, à pas distraits, dans les alternatives de soleil et d’ombre qui bariolaient la côte inclinée.
Elle me parut très élégante et très simple avec une robe grise de voyage et un chapeau de feutre hardi et coquet. Lui, je ne le vis guère. Je remarquai seulement qu’il avait l’air comme il faut. Je m’étais assis derrière le tronc d’un pin pour les regarder passer. Ils ne m’aperçurent pas et continuèrent à descendre, en se tenant par la taille, sans dire un mot, tant ils s’aimaient.
Quand je ne les vis plus, je sentis qu’une tristesse m’était tombée sur le cœur. Un bonheur m’avait frôlé, que je ne connaissais point et que je pressentais le meilleur de tous. Et je revins vers la baie d’Agay, trop las, maintenant, pour continuer ma promenade.
Jusqu’au soir, je m’étendis sur l’herbe, au bord de la rivière, et, vers sept heures, j’entrai dans l’auberge pour dîner.
Mon maître d’équipage avait prévenu le patron, qui m’attendait. Mon couvert était mis dans une salle basse peinte à la chaux, à côté d’une autre table où dînaient déjà, face à face et se regardant au fond des yeux, mes deux amoureux de tantôt. J’eus honte de les déranger comme si je commettais là une chose inconvenante et vilaine. Ils m’examinèrent quelques secondes, puis se mirent à causer tout bas.
L’aubergiste, qui me connaissait depuis longtemps, prit une chaise près de la mienne. Il me parla des sangliers et du lapin, du beau temps, du mistral, d’un capitaine italien qui avait couché là l’autre nuit, puis, pour me flatter, vanta mon yacht, dont j’apercevais par la fenêtre la coque noire et le grand mât portant au sommet mon guidon rouge et blanc.
Mes voisins, qui avaient dîné très vite, sortirent aussitôt. Moi, je m’attardai en fumant un cigare et regardant la lune levée, qui noyait de lumière la petite rade. Je vis enfin mon canot qui venait à terre, rayant de son passage l’immobile clarté tombée sur l’eau.
Descendu pour m’embarquer, j’aperçus, debout sur la plage, les deux amants qui contemplaient la mer.
Et comme je m’éloignais au bruit pressé des avirons, je distinguais toujours leurs silhouettes sur le rivage, leurs ombres dressées côte à côte dans la clarté nocturne. Elles emplissaient la baie, la nuit, le ciel, tant l’amour s’exhalait d’elles, s’épandait par l’horizon, les faisait grandes et symboliques.
Et quand je fus remonté sur mon bateau, je demeurai longtemps assis sur le pont, plein de tristesse sans savoir pourquoi, plein de regrets sans savoir de quoi, ne pouvant me décider à descendre enfin dans ma chambre, comme si j’eusse voulu respirer plus longtemps un peu de cette tendresse répandue dans l’air, autour d’eux.
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22 juillet. — Quitté le Havre à six heures du matin, par bon vent de nord-nord-est. À huit heures, la brise fraîchissant, j’ai fait amener le flèche, ne gardant que la misaine et le foc, et j’ai louvoyé, sans m’éloigner à plus de cinq milles de terre. À dix heures, le vent tomba comme je me trouvais par le travers de Saint-Jouin, non loin du cap d’Antifer, et je jetai l’ancre pour me faire conduire à la côte, monter la Valeuse et déjeuner à l’auberge bien connue d’Ernestine.
Les rochers de Saint-Jouin sont les plus beaux de toute cette côte nord de la France. On dirait des ruines de châteaux forts écroulés avec la falaise ! Et les sources jaillissent au milieu de ces éboulements. Au milieu de la dure montée, un étroit sentier grimpe sur le flanc de la falaise droite et blanche ; un filet d’eau claire et glacée jaillit d’un trou et arrose en dévalant un joli tapis de cresson.
Près de cette fontaine charmante, on a placé un banc de bois où l’on s’arrête, où l’on se repose, où l’on boit dans le creux de la main en dominant la mer, la longue ligne des côtes et, à ses pieds, le chaos des roches tombées.
Sur ce banc, de loin, j’avais aperçu deux êtres. En approchant, je vis qu’ils se tenaient les mains, au mouvement qu’ils firent pour les séparer. Quand je fus encore plus près, je la reconnus tout à coup, elle !
Mais lui ?... Lui, c’était un autre.
Une heure plus tard, comme nous avions encore déjeuné dans la même salle, et comme je causais avec la patronne, une amie, je lui demandai :
« Quelle est donc cette jeune femme, là-bas ?
— Comment ! vous ne la connaissez pas ? Mais d’où sortez-vous ? C’est la petite Jeanne Riga, du Vaudeville.
— Ah ! Et le monsieur ?
— Oh ! lui... je ne sais point. »
Et comme je retournais à mon bord, avec une joie égoïste je songeais à cette comédienne de l’amour qui jouait si bien, si bien, cette comédie-là, qu’elle m’avait rendu tout triste, un soir. Et je plaignais ceux pour qui elle la jouait si bien.
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12 août 1887
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