Guy de Maupassant : La lune et les poètes. Texte publié dans Le Gaulois du 17 août 1884.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

La lune et les poètes

Un poète d’un talent bizarre, très aimé des Parnassiens, et peu compris des gens du monde, M. Stéphane Mallarmé, s’est déclaré l’ennemi de la lune. Il a peut-être raison. Mais il cherche, dit-on, les moyens de la détruire. Il est peu probable qu’il y parvienne.
Cet astre le gêne, le fatigue, l’obsède, l’exaspère, avec sa face de pleureuse, son air de veuve inconsolable, sa triste mine d’anémique et sa lumière jaune, toujours pareille.
La haine de M. Mallarmé se comprend quand on lit les poètes, les petits poètes, les bons petits poètes, les braves jeunes gens qui ouvrent leur cœur et célèbrent la rosée, la lune et les étoiles, tous les ans, au printemps, en des volumes qui ressemblent à des recueils de chansons.
Ils sont vraiment bien surprenants, les petits poètes. Ils s’aperçoivent un matin qu’il fait bon au lever du jour, et ils éprouvent aussitôt le besoin de nous raconter qu’ils ont découvert la rosée, et ils nous disent cela en de petites phrases terminées par des rimes, ce qui les gêne d’ailleurs beaucoup pour s’exprimer nettement. Ils découvrent de la même façon les roses, les ruisseaux, les prairies, la mer (avec son fond d’écume), les bois, les grands bois ombreux. Ils s’aperçoivent que les oiseaux chantent, et ils ont la gracieuseté de nous en prévenir aussitôt ; puis ils rencontrent une jeune fille, et sont émus (quelle surprise !) ; alors, ils descendent en eux et nous détaillent avec minutie toutes les particularités de leurs sensations.
Mais le soir vient, le soleil se couche, la lune se lève ! Oh ! alors ils délirent...
Ces bons jeunes gens ont l’étrange naïveté de nous raconter en vers toutes les opérations de la nature.
C’est tous les ans une pluie de strophes, de couplets, de stances, de petites ritournelles prétentieuses et vides, où les mêmes mots, rimant ensemble de la façon la plus banale, nous répètent, sous formé de litanies du jour et de la nuit, ce que chacun de nous peut voir, sans rimes et sans frais, de sa fenêtre.
Quelle démangeaison les force, tous ces honnêtes et braves garçons, à écrire ces balivernes et surtout à les publier ? Que nous apprennent-ils de neuf, d’original, de singulier ? Rien ! Mais ils ne se peuvent tenir de nous faire savoir que la lune les a regardés, que les rivières ont du charme quand il fait chaud, qu’il est doux de se baigner dedans, que les fleurs sentent bon, et qu’on a généralement envie d’embrasser les jolies femmes. Ils sont, sur ce dernier thème, d’une loquacité infinie, comme s’ils étaient les seuls à subir l’influence d’un joli visage et d’une jolie taille. Et ils racontent cela, non pas en des poèmes où ils feraient preuve d’invention, d’imagination, de composition et d’art, mais en de petits vers médiocres qui ne disent rien de plus.
Et si on additionnait les volumes parus depuis vingt ans seulement, on en trouverait peut-être dix mille qui ne contiennent pas autre chose. Et tous les ans il naît de nouveaux poètes (?) pour célébrer la rosée, les roses, la jeune fille et la lune, qu’on dénommait Phœbé, naguère. Et c’est toujours la même petite ritournelle, plus ou moins bien tournée, plus ou moins niaise qui commence.
— Un matin qu’il faisait beau...
— Par une blonde matinée...
— Par un clair matin d’avril...
— Par un joli matin de mai...
Ça varie peu, très peu. Les rimes mêmes sont toujours pareilles.

*

Quant à la lune, à la pauvre lune, à la simple et bonne lune de Pierrot, qui faisait chanter :
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot...
ils l’ont accommodée à tous les rythmes ; ils l’ont gâtée, salie, ils nous ont dégoûtés d’elle.
Et le vieil astre placide et triste, mangé aux vers comme un vieux fromage, n’inspire plus qu’une pitié haineuse à notre ami Stéphane Mallarmé.
On avait pourtant sur la terre une certaine sympathie pour la lune, sympathie de voisinage et reconnaissance d’amoureux ; car tous, hommes et femmes, ici-bas, nous avons aimé au clair de la lune et ne l’avons point oublié.
Nous avions même pour la lune plus que de la sympathie, mais une certaine tendresse naturelle, une bonne amitié poétique.
Elle est d’abord la camarade de la terre, sa seule camarade un peu proche dans le grand pays des étoiles.
Elles vivent dans leur petit coin avec leur époux le soleil, qui les caresse de ses rayons. Mais la pauvre lune erre autour de lui, mélancolique et stérile, tandis que la terre féconde et vivante se couvre de fleurs, de bois et d’êtres sous les clairs baisers du mâle éclatant.
Triste lune ! Est-elle trop vieille pour s’animer encore à ses caresses de feu ? ou bien est-elle un astre vierge ?
Un poète, qui l’aime, M. Edmond Haraucourt, pense qu’elle a passé l’âge heureux de l’amour.
Il la plaint.
Puis ce fut l’âge blond des tiédeurs et des vents.
La lune se peupla de murmures vivants ;
Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,
Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux ;
Elle eut l’amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux.
Et lentement rentra dans l’ombre.
Mais la terre, à son tour, s’épuise, et le soleil vieillit. Des taches se montrent dans sa chevelure de rayons, comme la peau d’un front qui se découvre ; et bientôt il s’éteindra, et, plus froid qu’un cadavre, demeurera immobile dans le sombre espace, auprès de ses deux épouses noires et glacées comme lui.

*

Mais, si certains soi-disant poètes sont en train de nous gâter la lune, d’autres, les vrais poètes, lui ont fait une fameuse réclame.
Nous inspirerait-elle, sans eux, l’émotion attendrie qu’elle nous donne encore, qu’elle nous donne toujours, bien que ses effets ne varient guère ?
Quand elle se lève derrière les arbres, quand elle verse sa lumière frissonnante sur un fleuve qui coule, quand elle tombe à travers les branches sur le sable des allées, quand elle monte solitaire dans le ciel noir et vide, quand elle s’abaisse vers la mer, allongeant sur la surface onduleuse et liquide une immense traînée de clarté, ne sommes-nous pas assaillis par tous les vers charmants qu’elle inspira aux grands rêveurs ?
Si nous allons, l’âme gaie, par la nuit, et si nous la voyons, toute ronde, ronde comme un œil jaune qui nous regarderait, perchée juste au-dessus d’un toit, l’immortelle ballade de Musset se met à chanter dans notre mémoire.
Et n’est-ce pas lui, le poète railleur, qui nous la montre aussitôt avec ses yeux ?
C’était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i.

Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d’un fil
Dans l’ombre
Ta face ou ton profil ?

Es-tu l’œil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton disque blafard ?
Si nous nous promenons, un soir de tristesse, sur une plage, au bord de l’Océan qu’elle illumine, ne nous mettons-nous pas, presque malgré nous, à réciter ces deux vers si grands et si mélancoliques :
Seule au-dessus des mers, la lune voyageant,
Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d’argent.
Si nous nous réveillons, dans notre lit, qu’éclaire un long rayon entrant par la fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt voir descendre vers nous la figure blanche qu’évoque Catulle Mendès :
Elle venait, avec un lis dans chaque main,
La pente d’un rayon lui servant de chemin.
Si, marchant le soir, par la campagne, nous entendons tout à coup quelque chien de ferme pousser vers l’astre placide sa plainte longue et sinistre, ne sommes-nous pas frappés brusquement par le souvenir de l’admirable pièce de Leconte de Lisle, Les Hurleurs ?
Puis aussitôt nous nous mettons à murmurer d’autres vers de l’impeccable et superbe poète, ceux lus dernièrement dans ses Poèmes tragiques :
Par la chaîne d’or des étoiles vives
La lampe du ciel pend du sombre azur
Sur l’immense mer, les monts et les rives.
Ou bien, un lamentable paysage surgit devant nous, avec un vieux loup blanchâtre levant vers la lune sa tête pointue :
Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de l’aune
Un grand silence. Un ciel étincelant d’hiver
Le roi du Hartz, assis sur ses jarrets de fer
Regarde resplendir la lune large et jaune.

Les gorges, les vallons, les forêts et les rocs
Dorment inertement sous leur blême suaire,
Et la face terrestre est comme un ossuaire
Immense, cave ou plane, ou bossué par blocs.

Tandis qu’éblouissant les horizons funèbres
La lune, œil d’or glacé, luit dans le morne azur,
L’angoisse du vieux loup étreint son cœur obscur,
Un âpre frisson court le long de ses vertèbres.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

*

C’est par un soir de rendez-vous. On va tout doucement dans le chemin, serrant la taille de la bien-aimée, lui prenant la main et lui baisant la tempe. Elle est un peu lasse, un peu émue et marche d’un pas fatigué.
Un banc apparaît, sous les feuilles que mouille comme une onde calme la douce lumière.
Est-ce qu’ils n’éclatent pas dans notre esprit, dans notre cœur, ainsi qu’une chanson d’amour exquise, les deux vers charmants :
Et réveiller, pour s’asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc !
Peut-on voir le croissant dessiner, dans un grand ciel ensemencé d’astres, son fin profil, sans songer à la fin de ce chef-d’œuvre de Victor Hugo qui s’appelle Booz endormi :
... Et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’œil à demi sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles !
Et, puisque nous parlons de Victor Hugo, qui donc a jamais mieux chanté la belle nuit galante et divine :
La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s’éteignirent ;
Dans les bois assombris, les sources se plaignirent,
Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,
Chanta comme un poète et comme un amoureux.
Chacun se dispersa sous les profonds feuillages.
Les folles en riant entraînèrent les sages ;
L’amante s’en alla dans l’ombre avec l’amant ;
Et troublés comme on l’est en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
À leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
À leurs cœurs, à leurs sens, à leur molle raison,
Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon.
Mais nous oublions les anciens poètes, et cette si admirable invocation de l’Âne, dans Apulée, qui termine le livre des Métamorphoses.
Et vraiment, si la terre, si les hommes doivent de la reconnaissance à notre douce voisine la Lune, elle n’a pas à se plaindre de la place que nos poètes lui ont faite dans nos cœurs.
17 août 1884