Guy de Maupassant : Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux. Préface du livre Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux (pp. IX-XVIII), par l’abbé Prévost, Paris, H. Launette, paru le 26 octobre 1885. La 2ème partie de cette préface a été publiée dans Le Gaulois du 22 octobre 1885.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux

I

Malgré l’expérience des siècles qui ont prouvé que la femme, sans exception, est incapable de tout travail vraiment artiste ou vraiment scientifique, on s’efforce aujourd’hui de nous imposer la femme médecin et la femme politique.
La tentative est inutile, puisque nous n’avons pas encore la femme peintre ou la femme musicienne, malgré les efforts acharnés de toutes les filles de concierges et toutes les filles à marier en général qui étudient le piano et même la composition avec une persévérance digne d’un meilleur succès, ou qui gâchent de la couleur à l’huile et de la couleur à l’eau, travaillent la bosse et même le nu sans parvenir à peindre autre chose que des éventails, des fleurs, des fonds d’assiette ou des portraits médiocres.
La femme sur la terre a deux rôles bien distincts et charmants tous deux : l’amour et la maternité.
Nos admirables maîtres, les Grecs, qui avaient sur l’existence des idées plus sages et plus nettes qu’on ne semble le croire aujourd’hui, comprenaient bien cette double mission de la compagne de l’homme. Comme leur intelligence claire n’aimait pas les confusions, ils avaient établi nettement, d’une façon absolue, ces deux attitudes de la femme dans la vie.
Celles qui devaient leur donner des enfants, choisies avec soin, saines et fortes, étaient enfermées dans la maison, tout occupées de leur devoir sacré, de la sainte et naturelle besogne d’enfanter et d’élever leurs fils qui seraient des hommes, des Grecs, et leurs filles qui seraient des mères.
Celles qui devaient leur donner de l’amour, rendre charmantes, spirituelles et tendres les heures de repos, vivaient libres, entourées d’hommages, de soins et de galanteries. C’étaient les grandes courtisanes, dont le devoir consistait à être belles et séduisantes, à ravir les yeux, à captiver l’esprit et à troubler les cœurs.
On ne leur demandait, à celles-là, que de plaire, d’employer toutes les adresses et tous les artifices à apprendre et à pratiquer l’art subtil et mystérieux de la séduction et des caresses.
On respectait tant leur beauté qu’un navire alla chercher Hippocrate en Afrique, parce qu’une grossesse menaçait une d’elles.
Les grands hommes, artistes, philosophes, généraux, vivaient dans la maison de ces courtisanes, écoutaient leurs conseils, trouvaient dans leur intimité cette grâce délicate que les femmes portent en elles, et cherchaient dans leur amour ce quelque chose de presque divin, cette griserie sensuelle et poétique qu’elles versent de leurs lèvres et de leurs yeux.
Il a été donné à la femme, en effet, de dominer et d’enchanter l’homme rien que par la forme de son corps, le sourire de sa lèvre et la puissance de son regard. Sa domination irrésistible s’échappe d’elle, nous enveloppe et nous asservit sans que nous puissions résister, lutter, lui échapper, quand elle appartient à la race des grandes victorieuses et des grandes séductrices.
Quelques-unes de celles-là dominent l’histoire du monde, répandent sur leur siècle un charme poétique et troublant. Mais si nous subissons de loin la grâce disparue de celles qui ont vécu, si nous sommes presque amoureux d’elles encore à travers les âges, comme Victor Cousin le fut de Mme de Longueville, combien davantage nous passionnent celles qu’ont rêvées et créées les poètes.
Autrefois, les adorables vivantes dont la beauté nous émeut de si loin s’appelaient Cléopâtre, Aspasie, Phryné, Ninon de Lenclos, Marion Delorme, Mme de Pompadour, etc.
Et quand nous pensons à ces mortes charmantes, à celles de l’histoire ancienne, vêtues d’étoffes flottantes, à celles du Moyen Âge coiffées du grand hennin et que Michelet nous montre « graves dans la sécurité du péché », à celles qui firent si galante la cour de nos rois, nous murmurons, émus malgré nous, la si triste et si douce ballade de Villon :
Dictes-moi où, ne en quel pays,
Est Flora, la belle Romaine ;
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ?
Echo parlant quant bruyt on maine
Dessus rivière, ou sus estan ;
Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La Royne Blanche comme ung lys,
Qui chantoit à voix de sereine ;
Berthe au grand pied, Biétris, Allys,
Harembouges, qui tint le Mayne,
Et Jehanne la bonne Lorraine
Qu’Angloys bruslèrent à Rouen ;
Où sont-ilz, Vierge Souveraine ?...
Mais où sont les neiges d’antan ?


II

Mais si l’histoire des peuples est embellie par quelques figures de femmes qui rayonnent comme des étoiles, l’histoire de la pensée humaine, de la pensée artiste, est éclairée aussi par quelques images féminines rêvées par les écrivains, dessinées par les peintres ou taillées dans le marbre par les sculpteurs.
Le corps de la Vénus de Milo, la tête de la Joconde, la figure de Manon Lescaut hantent notre âme et l’émeuvent, et vivront toujours dans le cœur de l’homme, et troubleront toujours tous les artistes, tous les songeurs, tous ceux qui désirent et poursuivent une forme entrevue et insaisissable.
Les écrivains nous ont laissé seulement trois ou quatre de ces types de grâce qu’il nous semble avoir connus, qui vivent en nous comme des souvenirs, de ces visions si palpables qu’elles ont l’air de réalités.
D’abord, c’est Didon, la femme qui aime dans la maturité de son âge, avec toute l’ardeur de son sang, toute la violence des désirs, toute la fièvre des caresses. Elle est sensuelle, emportée, exaltée, avec une bouche où frémissent des baisers qui mordent quelquefois, avec des bras toujours ouverts pour enlacer, des yeux hardis qui demandent l’étreinte, dont la flamme est impudique.
C’est Juliette, la jeune fille chez qui s’éveille l’amour, l’amour déjà brûlant, chaste encore, qui brise et tue déjà.
C’est Virginie, plus candide, plus naïve, divinement pure, aperçue là-bas, dans cette île verte. Elle fait rêver, elle fait pleurer, celle-là, elle n’éveille aucun désir brutal. C’est la vierge et martyre de l’amour poétique.
Puis voici Manon Lescaut, plus vraiment femme que toutes les autres, naïvement rouée, perfide, aimante, troublante, spirituelle, redoutable et charmante.
En cette figure si pleine de séduction et d’instinctive perfidie, l’écrivain semble avoir incarné tout ce qu’if y a de plus gentil, de plus entraînant et de plus infâme dans l’être féminin. Manon, c’est la femme tout entière, telle qu’elle a toujours été, telle qu’elle est, et telle qu’elle sera toujours.
Ne retrouvons-nous point en elle l’Ève du paradis perdu, l’éternelle et rusée et naïve tentatrice, qui ne distingue jamais le bien du mal, et entraîne par la seule puissance de sa bouche et de ses yeux l’homme faible et fort, le mâle éternel ?
Adam, d’après la légende ingénieuse de l’Écriture, mange la pomme que lui présente sa compagne. Des Grieux, dès qu’il a rencontré cette fille irrésistible, devient sans le savoir, sans le comprendre, par la seule contagion de l’âme féminine, par le seul contact de la nature dépravante de Manon, un fripon, un gredin, l’associé presque inconscient de cette inconsciente et délicieuse gredine.
Sait-il ce qu’il fait ? non. La caresse de cette femme a troublé ses yeux et engourdi son âme. Il le sait si peu, il agit avec tant de sincérité, que nous ne sentons plus nous-mêmes l’infamie naïve de ses actes ; nous subissons comme lui la grâce entraînante de Manon, comme lui nous l’aimons, nous aurions trompé comme lui peut-être !
Nous le comprenons, nous ne nous indignons plus ainsi que nous le ferions pour un autre, nous l’absolvons presque, nous lui pardonnons assurément à cause d’elle, parce que nous nous sentons faibles aussi devant cette image ravissante, devant cette unique évocation de la créature d’amour.
Et c’est une chose étrange à remarquer que l’indulgence si complète du lecteur en face des actions honteuses du chevalier Des Grieux et de sa perfide maîtresse.
C’est qu’aucune création artiste n’a jamais parlé plus fortement aux sens de l’homme que cette exquise drôlesse dont le charme subtil et malsain semble s’échapper comme une odeur légère et presque insaisissable de toutes les pages de ce livre admirable, de chaque phrase, de chaque mot qui parle d’elle.
Et comme elle est sincère, pourtant, cette gueuse, sincère dans ses roueries, franche dans ses infamies. Des Grieux nous la montre lui-même en quelques lignes qui contiennent plus de la femme que la plupart des gros romans ayant des prétentions à la psychologie : — « Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pour l’argent, mais elle ne pouvait être tranquille un moment avec la crainte d’en manquer. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou si l’on pouvait se divertir sans qu’il en coûte. Elle ne s’informait pas même quel était le fond de nos richesses... Mais c’était une chose si nécessaire pour elle d’être ainsi occupée par le plaisir qu’il n’y avait pas le moindre fond à faire sans cela sur son honneur et sur ses inclinations. »
Combien de femmes sont racontées jusqu’au fond du cœur par ces courtes phrases !
Mais son frère, qui calcule et compte, a découvert un financier qu’il met en relations avec sa sœur. Elle accepte avec bonheur la fortune qui lui vient ainsi et elle écrit à Des Grieux, dans toute la sincérité, dans toute la naïve infamie de son cœur : « Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. »
C’est une bête d’amour, une bête aux instincts rusés, à qui manque radicalement toute délicatesse ou plutôt toute pudeur de sentiments. Elle aime pourtant, elle aime « son chevalier », mais de quelle étrange façon, avec quelle inconscience de fille. Comme elle a trouvé le luxe, la richesse, tout le bien-être dans la maison et dans la tendresse d’un autre, elle craint que Des Grieux s’ennuie et lui envoie, pour le distraire, une fillette au baiser facile ; puis elle s’étonne qu’il n’en ait point voulu, car elle n’a jamais compris l’amour véhément de cet homme : « C’était sincèrement que je souhaitais qu’elle pût servir à vous désennuyer quelques moments, car la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur. »
Et quand le chevalier suit, éperdu, la charrette qui emporte sa maîtresse, elle ne parvient pas à comprendre quelle puissance inconnue attache ce misérable à ses pas, elle qui trouvait si simple de l’abandonner aux heures de pauvreté, elle pour qui l’argent et l’amour n’étaient au fond qu’une seule et même chose.
C’est par ces traits subtils et si profondément humains que l’abbé Prévost a fait de Manon Lescaut une inimitable création. Cette fille diverse, complexe, changeante, sincère, odieuse et adorable, pleine d’inexplicables mouvements de cœur, d’incompréhensibles sentiments, de calculs bizarres et de naïveté criminelle, n’est-elle pas admirablement vraie ? Comme elle diffère des modèles de vice ou de vertu présentés sans complications, par les romanciers sentimentalistes, qui imaginent des types invariables, sans comprendre que l’homme a toujours d’innombrables faces.
Mais si nous la connaissons au moral, nous la voyons encore avec nos yeux, cette Manon ; nous la voyons aussi bien que si nous l’avions rencontrée et aimée. Nous connaissons ce regard clair et rusé, qui semble toujours sourire et toujours promettre, qui fait passer devant nous des images troublantes et précises ; nous connaissons cette bouche gaie et fausse, ces dents jeunes sous ces lèvres tentantes, ces sourcils fins et nets, et ce geste vif et câlin de la tête, ces mouvements charmeurs de la taille, et l’odeur discrète de ce corps frais sous la toilette pénétrée de parfums.
Aucune femme n’a jamais été évoquée comme celle-là, aussi nettement, aussi complètement ; aucune femme n’a jamais été plus femme, n’a jamais contenu une telle quintessence de ce redoutable féminin, si doux et si perfide !
Et puisqu’on parle toujours d’écoles littéraires, n’est-il pas curieux et instructif de voir comment ce livre a survécu et demeure et demeurera par la seule force de la sincérité, par l’éclatante vraisemblance des personnages qu’il fait apparaître ?
Combien d’autres romans de la même époque, écrits avec plus d’art peut-être, ont disparu ! Tout ce que les écrivains ingénieux ont inventé et combiné pour amuser leurs contemporains s’est émietté dans l’oubli ! On sait à peine les titres des livres les plus célèbres ; on n’en pourrait pas dire les sujets. Seule, cette nouvelle immorale et vraie, si juste qu’elle nous indique à n’en pouvoir douter l’état de certaines âmes à ce moment précis de la vie française, si franche qu’on ne songe pas même à se fâcher de la duplicité des actes, reste comme une œuvre de maître, une de ces œuvres qui font partie de l’histoire d’un peuple.
N’est-ce point là un éclatant enseignement, plus puissant que toutes les théories et que tous les raisonnements, pour ceux qui ont choisi l’étrange profession d’écrire sur du papier blanc des aventures qu’ils inventent ?
22 octobre 1885