Guy de Maupassant : Méditation d’un bourgeois. Texte publié dans Le Gaulois du 31 janvier 1883.
Mis en ligne le 27 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Méditation d’un bourgeois

M. Pomarel vient de lire ses journaux. Il se lève et marche avec agitation, en parlant tout haut.
— Bêtise, gâchis, ignorance ! Rien ne manque à la situation. Personne ne l’ignore hormis les députés ! Et tout le monde le leur dit ; et ils sont si bêtes qu’ils s’imaginent qu’on leur fait des compliments. Quant à moi, je n’y comprends rien ; et je ne suis pas le seul. Je voudrais cependant me faire une idée à peu près nette sur les causes de cet état.
La République ! Ah ! quelle foi j’avais dans ce mot ; et comme je criais de bon cœur : « Vive la République ! » J’oubliais alors que, sans les hommes, le mot n’est rien.
« En République, vous aurez la paix, la tranquillité, le bien-être, le travail, le sommeil paisible et l’esprit calme », disait-on. Vas-y voir.
Ça allait à peu près, pourtant ; puis voilà que ces gueux de députés troublent tout, tournent les têtes, affolent le pays, rendent monarchistes les plus sensés républicains comme moi, et révolutionnaires les hommes les plus pacifiques ! Ganaches, va !
Et pourquoi ? Parce que le prince Jérôme Bonaparte a lancé un petit manifeste que tout le monde avait pris d’abord pour une blague.
Mais M. le comte de Chambord en avait déjà fait, des manifestes, qui n’ont troublé personne.
Alors pourquoi ce grabuge ?
La République éperdue expulse les princes auxquels elle a confié précédemment les plus grands commandements militaires du pays.
Elle leur a rendu leurs biens confisqués jadis. Elle les a accueillis comme des enfants de France, fidèles et sans arrière-pensée.
Aujourd’hui elle les chasse. Sans aucune raison. Sans aucun prétexte.
Pourquoi ce changement, cette peur, ce trouble, cette faiblesse, ces précautions, cet affolement ?
C’est que M. Gambetta est mort.
Qu’était donc M. Gambetta ? Un grand orateur ? un grand homme de guerre ? un grand politique ? ou seulement une grande figure intègre autour de laquelle pouvaient se grouper tous les honnêtes gens ?
Mais non. Un simple jeteur de poudre aux yeux ! Un tribun dont la puissance reste inexplicable.
Il a charmé les foules, gouverné la France et dirigé les Parlements avec une faconde du plus mauvais goût. Ses proclamations emphatiques, pendant la guerre de 1870, resteront comme des modèles d’éloquence grotesque ; et le meilleur de ses discours ne peut être relu sans qu’on demeure effaré devant l’incorrection des phrases, la bouffissure des mots, la banalité des idées, le vide général de l’ensemble. Il savait uniquement faire ronfler des lieux communs.
Il a trouvé, il est vrai, quelques formules caractérisant les situations d’une façon merveilleusement précise. « Se soumettre ou se démettre » demeurera un mot historique. Mais ce sera là tout.
Il a échoué en tous ses projets ; il est tombé chaque fois qu’il a voulu monter ; toutes ses espérances ont avorté. Sa politique était contestée, même par les gens de son parti. On se demandait, dans les derniers temps, s’il était quelqu’un et s’il serait jamais quelque chose.
Beaucoup le considéraient comme usé, fini, à réformer.
Il meurt. Et brusquement son influence apparaît si prépondérante que, lui disparu, il semble que la France ait perdu sa béquille. Des gens se mettent à crier : « Gambetta est mort ! Vive l’Empereur ! »
On cherche ses grandes actions, on ne trouve que des ratages ; on cherche ses grands mérites, on ne rencontre que de grandes phrases.
Et cependant il fut quelque chose : un charmeur de foules.
Peut-être avait-il simplement ce mystérieux pouvoir de domination que certains êtres ont possédé, cette influence sur les hommes, cette faculté de commander et d’être obéi, aimé, suivi sans résistance : ce don de fascination accordé aux prophètes, aux bavards et aux conquérants, ces meurtriers.
Hoffmann, dans un de ses contes, parle d’un être difforme à qui une fée octroya la faculté surnaturelle de paraître toujours ce qu’il n’était pas. M. Gambetta était peut-être un protégé de cette fée, un de ces privilégiés.
Sa mort nous en est une preuve. Elle fut piteuse et presque risible. Et personne cependant n’eut l’envie ou la pensée d’en rire. Pourquoi ? Ses ennemis eux-mêmes se sont tus. Un roi serait mort ainsi, on l’aurait chansonné le lendemain.
Une blessure ridicule dans une bataille galante, dit-on. Il perd connaissance d’émotion. Dix médecins affolés accourent, le soignent comme un malade de Molière. Mais, en cette assemblée de docteurs, M. Purgon manquait, qui se fût préoccupé de l’état intérieur.
Avec des mots dignes de l’ancien vocabulaire comique, les hommes de science ont ensuite expliqué comment une constipation mal soignée, ayant amené une inflammation, une lésion suivit qui détermina la mort.
C’est du moins là ce qu’on a compris sous l’accumulation de termes baroques dont nous étourdissent les savants. « Trop d’expressions techniques et pas assez d’huile de ricin », semble le résumé de la situation.
Puis on nous a parlé d’un mal innommable qui travaillait depuis longtemps ce corps fatigué. On nous a décrit si complaisamment l’effroyable pourriture de ce cadavre qu’une puanteur semblait couvrir la France.
On s’étonnait, le jour du convoi, de ne point voir du chlore au coin des rues, et de l’acide phénique dans les ruisseaux.
Et cependant il ne s’est rencontré aucun adversaire pour se servir de cette maladie réputée honteuse, pour lancer des insinuations et des attaques perfides.
Son prestige le suivit jusqu’après la mort ; un grand respect l’entoura ; ses funérailles furent magnifiques. Et le pays entier eut la sensation profonde qu’un grand homme venait de disparaître.

*

Certes un grand homme venait de disparaître, grand, parce qu’on s’était accoutumé à voir un chef en lui.
Il était, dans l’esprit de tous, le chef de la République ; il était le chef occulte de la Chambre. Et, la preuve, c’est que, lui parti, la Chambre devient folle, agitée de terreurs enfantines, épouvantée par des fantômes. Il faut à cette nation une idole et un maître. Tant pis pour elle ; c’est ainsi. L’assemblée qui représente le pays, ayant perdu son chef, a perdu la tête.
Quand l’illustre ancêtre de M. Gambetta, énorme et malsain comme lui, la peau verdie par des bains de mercure, Mirabeau-Tonneau, mourut, le visage et l’esprit sereins, inquiet seulement des événements qu’il ne pourrait plus arrêter ; lorsqu’il eut demandé, dominant ses atroces douleurs, qu’on jetât sur son lit des parfums et des fleurs pour s’évanouir dans un rêve, et qu’il eut bu la coupe qu’il croyait contenir de l’opium, et qu’il eut fermé les yeux pour toujours, le roi sentit qu’il avait perdu le seul homme capable de sauver la monarchie, et une panique passa sur la Cour.
Aujourd’hui, après la mort de cet autre puissant tribun, ce sont les républicains qui semblent émus de peur, qui s’affolent, et dressent des listes de proscription, et se barricadent comme si les rois allaient, à leur tour, les chasser.

*

Ils dressent des listes de proscription. On commence par les princes, mais on finit par les bourgeois qui croyaient à la liberté.
Voilà le danger, pour nous, pour moi.
Et je riais, oui, je riais, imbécile, quand on me racontait les visites de M. Estancelin au château d’Eu.
Chaque fois, dit-on, qu’il entre dans cette habitation des princes, il passe une sorte de visite de commissaire-priseur, s’arrête, inquiet, devant les meubles nouveaux, hausse les épaules devant les installations récentes, les changements, les embellissements du domaine, et, d’un ton navré : « Encore des dépenses, encore des achats, encore des bibelots, encore des tapisseries, encore des folies ! Quand donc vous déciderez-vous à vendre tout cela, tout, et à n’avoir ici que des sacs de voyage, rien autre chose, croyez-moi ! Dans votre situation, n’achetez que ça, ayez-en partout. »
Et les princes s’amusaient de cette boutade, et les princesses la trouvaient délicieuse.
Qu’en disent-ils aujourd’hui ?
Donc on veut exiler les princes. Mais cela prouve qu’on en a grand-peur ; et, si on en a grand-peur, je conclus que la République, dont le principe fondamental est la liberté, se sent bien faible.
Mais si la République se sent bien faible...

*

M. Pomarel s’arrêta, réfléchit, puis se dirigea vers son bureau.
Il en tira un paquet de cartes de visite portant « Pomarel, commerçant », puis un paquet d’enveloppes ; il introduisit les unes dans les autres et se mit, de sa plus belle main, à écrire des noms.
C’étaient :

« Monseigneur le comte de Paris.

« Monseigneur le prince de Joinville.

« Monseigneur le duc d’Aumale, etc. »

Et quand il eut épuisé ses enveloppes, il les cacheta en murmurant :
— Il est toujours inutile que la poste voie mon nom. Mais les princes peut-être le retiendront et s’en souviendront... un jour...
Il y a beaucoup de Pomarel en France.
31 janvier 1883