Guy de Maupassant : Le monopole Hachette. Texte publié dans Le Figaro du 30 avril 1883.
Mis en ligne le 27 avril 2020.

Le monopole Hachette

Monsieur le Rédacteur en chef,
Vous avez été le premier à accueillir la réclamation que, d’accord avec une quarantaine de confrères, j’ai adressée à la Chambre des députés contre le monopole de la vente des journaux et des livres dans toutes les gares de France, monopole appartenant en fait, mais non en droit, à la maison Hachette.
Tous les journaux aujourd’hui discutent cette question en émettant les opinions les plus variées et les plus fantaisistes.
Ne conviendrait-il pas de moins juger en journalistes et de prendre enfin cette affaire au point de vue légal, les textes de loi en mains ?
Ignorant d’abord jusqu’à quel point nous étions fondés en droit strict, je me suis adressé à une fort utile société, la « Ligue centrale des transports à bon marché », qui vient d’être formée d’hommes désintéressés et spécialement compétents dans les questions de chemins de fer, comme MM. de Janzé, député ; Chérot, Devillaine, Deligny, ingénieurs ; Delboy, avocat, et Ferrier, publiciste, et qui se proposent de défendre les droits et les intérêts du public, afin d’obtenir toutes les améliorations dont est susceptible notre régime de transports.
J’ai été voir naturellement M. Delboy, avocat de cette Ligue et conseiller général de la Gironde. Il a bien voulu approfondir la question que je lui soumettais et me fournir, à titre absolument gracieux, les textes dont j’avais besoin.
Il résulte de là que nous sommes infiniment plus forts que je ne l’aurais pensé.
Dans un très habile article sur ce sujet, M. Edmond About, apportant à la maison Hachette l’appui d’une reconnaissance filiale et le secours de son nom puissant, défie d’enlever à cette maison, menacée dans ses gains, le droit, qu’elle a payé, de vendre ou de refuser de vendre tel ou tel livre dans les gares.
Elle a des traités, dit-il ; le ministre ne peut rien là contre.
Le Voltaire, qui paraît être en même temps l’organe de la maison Hachette et du ministre des Travaux publics, invoque à nouveau ces traités légendaires, et il ajoute :
M. Raynal, bien qu’exerçant par son ministère un contrôle sur les chemins de fer, a dû se trouver fort embarrassé pour trancher la question ; aussi exposait-il à un de nos amis l’embarras où il était pour intervenir officiellement.
On s’arrêtera probablement à une circulaire qui sera adressée aux Compagnies, et dans laquelle le gouvernement rappellera le respect dû à la liberté de la presse.

*

Or, M. Raynal ne peut pas ignorer, aussi complètement que pense Le Voltaire, les droits qu’il a, comme ministre, sur les chemins de fer.
Prenons la loi de juillet 1845 sur la police de ces Compagnies.
Nous trouvons :
Article premier. — Les chemins de fer construits ou concédés par l’État font partie de la grande voirie.
Ce texte suffit. Je m’abstiens de tirer des conclusions.
Ouvrons maintenant l’ordonnance des 15-21 novembre 1846 sur la voirie par chemins de fer.
Titre 5. De la perception des taxes et des frais accessoires.
Art. 44. — Aucune taxe de quelque nature qu’elle soit ne pourra être perçue par la Compagnie qu’en vertu d’une homologation du ministre des Travaux publics.
C’est-à-dire (et cela découle de tous les articles ainsi que des commentaires de la loi et des ordonnances) que les Compagnies ne sont concessionnaires que du monopole des transports et qu’elles n’ont pas plus le droit de passer des marchés pour la vente de livres ou de journaux, sans homologation du ministre, qu’elles ne pourraient le faire pour la vente de savates à l’usage des voyageurs dont les pieds enflent la nuit, de madras, de mouchoirs de poche, de cannes ou de bonnets de coton, et, en général pour l’installation de tout commerce quelconque le long des lignes ferrées.
Elles ne peuvent en aucun cas user de leur privilège pour se créer des sources de bénéfices étrangères aux transports. Tout trafic autorisé par elles à l’insu du ministre est illégal.
Est-il besoin d’invoquer les commentateurs des textes ? Ouvrons Sarrut : Jurisprudence sur les transports. Il développe avec une grande autorité le texte précité : « Aucune taxe de quelque nature qu’elle soit ne pourra être perçue qu’en vertu d’une homologation. »
Je reprends l’ordonnance des 15-21 novembre.
Art. 47. — Quant aux frais accessoires, etc., etc. et quant à toutes taxes qui doivent être réglées annuellement, la Compagnie devra en soumettre le règlement à l’approbation du ministre des Travaux publics dans le dixième mois de chaque année.
Voilà, n’est-ce pas, des textes formels et bien terribles contre ce monopole de la vente des livres et des journaux dans toutes les gares de la France !
Nous avons mieux encore. Lisons l’article 70 :
Aucun crieur, vendeur ou distributeur d’objets quelconques ne pourra être admis par les Compagnies à exercer sa profession dans les cours ou bâtiments des stations et dans les salles d’attente destinées aux voyageurs qu’en vertu d’une autorisation spéciale du préfet du département.
Mais alors que deviennent ces fameux traités ?
De deux choses l’une. Ou ils n’existent pas ? Et alors on se moque de nous.
Ou ils existent ? Alors ils sont illégaux et nuls par conséquent.
Comment se peut-il que le ministre les ignore ?
Reprenons l’ordonnance déjà citée, titre 6.
Art. 5. — La surveillance de l’exploitation des chemins de fer s’exercera concurremment par les commissaires de surveillance, par les ingénieurs des ponts et chaussées, etc., etc., par les commissaires spéciaux de police et agents sous leurs ordres.
Art. 52. — Les commissaires seront chargés de surveiller le mode d’application des tarifs approuvés et l’exécution des mesures, etc. etc., de vérifier les conditions des traités qui seraient passés par les compagnies avec les entreprises de transports, etc., etc., et de signaler toutes les infractions au principe de l’égalité des taxes, de constater le mouvement, etc., — les dépenses, etc., — et les recettes.
Art. 53. — Pour l’exécution de l’article ci-dessus, les Compagnies seront tenues de représenter à toute réquisition aux commissaires leurs registres de dépenses et de recettes et les registres mentionnés à l’article 50 ci-dessus.
Mais alors le ministre doit être renseigné par les Commissaires ?
Est-ce clair ? Je conclus.
Les Compagnies n’ont qu’un monopole de transport. Tout autre bénéfice greffé sur ce monopole, obtenu grâce à la situation privilégiée qu’il crée, est illégal.
Donc, il n’existe pas de traités avec la maison Hachette, ou bien ces traités sont illégaux et nuls sans l’homologation ministérielle.
S’il existe des traités, le ministre ne peut pas les ignorer, puisqu’un de ses prédécesseurs a dû les approuver.
Et comment concilier d’ailleurs le fait de monopole embrassant toutes les lignes avec l’art. 70 de l’ordonnance des 15-21 novembre, qui soumet à une autorisation spéciale des préfets la vente ou la distribution d’objets quelconques dans les gares ?
Voilà donc élucidée la question de droit.
Je mets de côté maintenant la question de censure exercée soit directement par M. Templier soit par un de ses employés. Toute censure sur les productions de l’esprit est odieuse. M. Templier lui-même n’a pas plus d’autorité pour juger une œuvre d’art que le premier commis venu de son magasin. Dans l’ordre purement intellectuel ils sont assimilables. Ce très honorable commerçant vend des livres et n’en fait pas.
Quelle que soit son intelligence commerciale, elle ne nous permet pas de conclure à son intelligence artistique. Celle-ci peut exister ? Alors nous en voulons des preuves avant d’être soumis à ses jugements arbitraires.
Les amis de M. Templier disent de lui infiniment de bien ; on fait partout son éloge et comme homme et comme négociant ; nous ne le contestons point : nous sommes heureux de le reconnaître. Il ne s’ensuit pas qu’il soit un Sainte-Beuve et qu’il ait la compétence nécessaire pour apprécier des questions aussi subtiles que les questions d’art.
N’insistons point là-dessus.
Un point autrement grave d’ailleurs est à examiner, celui de l’influence que peut exercer la maison Hachette en temps d’élections.
Je me permets de signaler aux députés de notre pays les dossiers gardés au ministère de l’Intérieur sur les procédés de cette maison pendant le gouvernement dit du Seize-Mai.
Qu’on recherche, entre autres, le dossier relatif au département de Saône-et-Loire ; on trouvera une série de lettres échangées à ce sujet entre le préfet et le ministre.
Devant les sommations des autorités, la maison Hachette répondit, paraît-il, par la menace de fermer toutes les boutiques des gares.
On redouta, avec raison, un mécontentement général et un effet fâcheux sur l’opinion, et on la laissa refuser de vendre les journaux qui ne lui convenaient point.
Que les élections aient lieu demain ; qu’elles s’annoncent dans un sens désagréable à ces potentats du papier. Que feront-ils ?
Donc ils sont un danger ! une puissance dans l’État ! un pouvoir contre ou avec le pouvoir, ce qui est également redoutable.
Si le gouvernement se croyait désarmé, il appartiendrait à la Chambre de lui donner les moyens d’empêcher toute pression électorale, toute action morale quelconque.
A-t-on hésité quand on a cru que la présence des princes d’Orléans dans l’armée pouvait être un danger pour la République ?
Comment remplacer la maison Hachette, dira-t-on ?
C’est là la grosse question. Mais on l’étudie, et plusieurs solutions se présentent qu’il ne m’appartient pas de discuter ici.
Les Hachette pourront se consoler d’ailleurs de ce monopole perdu. Il leur reste assez de sources de gains.
Voulez-vous, monsieur le rédacteur en chef, accueillir ces quelques lignes, et me croire votre bien dévoué et bien reconnaissant ami ?
30 avril 1883