Guy de Maupassant : En Sicile. Texte publié dans Le Figaro du 6 juin 1885. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Sicile du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 26 avril 2020.

En Sicile

MONREALE — LES BRIGANDS

Le maître poète Théodore de Banville a écrit un traité de prosodie française que devraient savoir par cœur tous ceux qui ont la prétention de faire rimer deux mots ensemble. Un des chapitres de ce livre excellent est intitulé : « Des Licences poétiques » ; on tourne la page, et on lit :
Il n’y en a pas.
Ainsi, quand on arrive en Sicile, on demande tantôt avec curiosité, et tantôt avec inquiétude : « Où sont les Brigands ? » et tout le monde vous répond : « Il n’y en a plus. »
Il n’y en a plus, en effet, depuis cinq ou six ans. Grâce à la complicité cachée de quelques grands propriétaires dont ils servaient souvent les intérêts, et qu’ils rançonnaient souvent aussi, ils ont pu se maintenir dans les montagnes de Sicile jusqu’à l’arrivée du général Palavicini, qui commande encore à Palerme. Mais cet officier les a pourchassés et traités avec tant d’énergie que les derniers ont disparu en peu de temps.
Il y a souvent, il est vrai, des attaques à main armée et des assassinats dans ce pays, mais ce sont là des crimes communs, provenant de malfaiteurs isolés et non de bandes organisées, comme jadis.
En somme, la Sicile est aussi sûre, pour le voyageur, que l’Angleterre, la France, l’Allemagne ou l’Italie, et ceux qui désirent des aventures à la Fra Diavolo devront aller les chercher ailleurs.
En vérité, l’homme est presque en sûreté partout excepté dans les grandes villes. Si on comptait les voyageurs arrêtés et dépouillés par les bandits dans les contrées sauvages, ceux assassinés par les tribus errantes du désert, et si on comparait les accidents arrivés dans les pays réputés dangereux avec ceux qui ont lieu en un mois à Londres, Paris et New York, on verrait combien sont innocentes les régions redoutées.
Moralité : si vous recherchez les coups de couteau et les arrestations, allez à Paris et à Londres, mais ne venez pas en Sicile. On peut en ce pays courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte et sans armes ; on ne rencontre que des gens pleins de bienveillance pour l’étranger, à l’exception de certains employés des postes et des télégraphes. Je dis cela seulement pour ceux de Catane d’ailleurs.
Une des montagnes qui dominent Palerme porte, à mi-hauteur, une petite ville célèbre par ses monuments anciens, Monreale. C’est aux environs de cette cité haut perchée qu’opéraient les derniers malfaiteurs de l’île, et on a conservé l’usage de placer des sentinelles tout le long de la route qui y conduit. Veut-on par là rassurer ou effrayer les voyageurs ? Je l’ignore.
Les soldats espacés à tous les détours du chemin font penser à la sentinelle légendaire du ministère de la guerre, en France. Depuis dix ans, sans qu’on sût pourquoi, on plaçait chaque jour un soldat en faction dans le corridor qui conduisait aux appartements du ministre, avec mission d’éloigner du mur tous les passants. Or, un nouveau ministre, d’esprit inquisiteur, succédant à cinquante autres qui avaient passé sans étonnement devant le factionnaire, demanda la cause de cette surveillance.
Personne ne put la lui dire, ni le chef du cabinet, ni les chefs de bureau collés à leur fauteuil depuis un demi-siècle. Mais un huissier, homme de souvenir, qui écrivait peut-être ses mémoires, se rappela qu’on avait mis là un soldat autrefois parce qu’on venait de repeindre la muraille et que la femme du ministre, non prévenue, y avait taché sa robe. La peinture avait séché, mais la sentinelle était restée.
Donc les brigands ont disparu, mais les factionnaires demeurent sur la route de Monreale. Elle tourne le long de la montagne, cette route, et arrive enfin dans la ville, fort originale, fort colorée et fort malpropre. Les rues en escalier semblent pavées avec des dents pointues. Les hommes ont la tête enveloppée d’un mouchoir rouge à la manière espagnole.
Voici la cathédrale, grand monument long de plus de cent mètres, en forme de croix latine, avec trois absides et trois nefs. Le portail, vraiment admirable, encadre de magnifiques portes de bronze, faites par Bonannus, civis Pisanus.
L’intérieur de ce monument montre ce qu’on peut voir de plus complet comme décoration en mosaïque à fond d’or.
Ces mosaïques, les plus grandes de Sicile, couvrent entièrement les murs sur une surface de six mille quatre cents mètres. Qu’on se figure ces immenses et superbes décorations mettant en toute cette église l’histoire fabuleuse de l’Ancien Testament, du Messie et des Apôtres. Sur le ciel d’or qui ouvre tout autour des nefs un horizon fantastique, on voit se détacher, plus grands que nature, les prophètes annonçant Dieu, et le Christ venu, et ceux qui vécurent autour de lui.
Au fond du chœur, une figure immense de Jésus, qui ressemble à François Ier, domine l’église entière, semble l’emplir et l’écraser tant est énorme et puissante cette étrange image.
Il est à regretter que le plafond, détruit par un incendie, soit refait de la façon la plus maladroite. Le ton criard des dorures et les couleurs trop vives sont des plus désagréables à l’œil.
Tout près de la cathédrale on entre dans le vieux cloître des Bénédictins.
Que ceux qui aiment les cloîtres aillent se promener dans celui-ci et ils oublieront presque tous les autres vus avant lui.
Comment peut-on ne pas adorer les cloîtres, ces lieux tranquilles, fermés et frais, inventés, semble-t-il, pour faire naître la pensée qui coule des lèvres, profonde et claire, pendant qu’on va à pas lents sous les longues arcades mélancoliques ?
Comme elles paraissent bien créées pour engendrer la songerie, ces allées de pierres, ces allées de menues colonnes enfermant un petit jardin qui repose l’œil sans l’égarer, sans l’entraîner, sans le distraire !
Mais les cloîtres de nos pays ont parfois une sévérité un peu trop monacale, un peu trop triste, même les plus jolis, comme celui de Saint-Wandrille, en Normandie.
Ils serrent le cœur et assombrissent l’âme.
Qu’on aille visiter le cloître désolé de la Chartreuse de La Verne, dans les sauvages montagnes des Maures. Il donne froid jusque dans les moelles.
Le merveilleux cloître de Monreale jette au contraire dans l’esprit une telle sensation de grâce qu’on y voudrait rester presque indéfiniment. Il est très grand, tout à fait carré, d’une élégance délicate et jolie ; et qui ne l’a point vu ne peut pas deviner ce qu’est l’harmonie d’une colonnade. L’exquise proportion, l’incroyable sveltesse de toutes ces légères colonnes, allant deux par deux, côte à côte, toutes différentes, les unes vêtues de mosaïque, les autres nues, celles-ci couvertes de sculpture d’une finesse incomparable, celles-là ornées d’un simple dessin de pierre qui monte autour d’elle en s’enroulant comme grimpe une plante, étonnent le regard, puis le charment, l’enchantent, y engendrent cette joie artiste que les choses d’un goût absolu font entrer dans l’âme par les yeux.
Ainsi que tous ces mignons couples de colonnettes, tous les chapiteaux, d’un travail charmant, sont différents. Et on s’émerveille en même temps, chose bien rare, de l’effet admirable de l’ensemble et de la perfection du détail.
On ne peut regarder ce vrai chef-d’œuvre de beauté gracieuse sans songer aux vers de Victor Hugo sur l’artiste grec qui sut mettre
Quelque chose de beau comme un sourire humain
Sur le profil des Propylées.
Ce divin promenoir est enclos en de hautes murailles très vieilles, à arcades ogivales ; c’est là tout ce qui reste aujourd’hui du couvent.
La Sicile d’ailleurs est la patrie, la vraie, la seule patrie des colonnades. Toutes les cours intérieures des vieux palais et des vieilles maisons de Palerme en renferment d’admirables qui seraient célèbres ailleurs que dans cette île si riche en monuments.
Le petit cloître si joli de l’église San Giovanni degli Eremiti, une des plus anciennes églises normandes de caractère oriental, bien que moins remarquable que celui de Monreale, est encore bien supérieur à tout ce que je connais de comparable en France, ou ailleurs.

*

En sortant du couvent, on pénètre dans le jardin d’où l’on domine toute la vallée pleine d’orangers en fleurs. Un souffle continu monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l’esprit et trouble les sens. Le désir indécis et poétique qui hante toujours l’âme humaine, qui rôde autour, affolant et insaisissable, semble sur le point de se réaliser. Cette senteur vous enveloppant soudain, mêlant cette délicate sensation des parfums à la joie artiste de l’esprit, vous jette pendant quelques secondes dans un bien-être de pensée et de corps qui est presque du bonheur.
Je lève les yeux vers la haute montagne dominant la ville et j’aperçois une ruine sur le sommet. Un ami qui m’accompagne interroge les habitants et nous apprenons que ce vieux château fut le dernier refuge des brigands siciliens. Encore aujourd’hui, presque personne ne monte jusqu’à cette antique forteresse nommée Castellaccio. On n’en connaît même guère le sentier, car elle est sur une cime peu abordable. Nous y voulons aller. Un Palermitain, qui nous fait les honneurs de son pays, s’obstine à nous donner un guide, et ne pouvant en découvrir un qui lui semble sûr du chemin, s’adresse, sans nous prévenir, au chef de la police.
Et bientôt un agent, dont nous ignorons la profession, commence à gravir avec nous la montagne.
Mais il hésite lui-même et s’adjoint, en route, un compagnon, nouveau guide qui conduira le premier. Puis tous deux demandent des indications aux paysans rencontrés, aux femmes qui passent en poussant un âne devant elle. Un curé conseille enfin d’aller droit devant nous. Et nous grimpons, suivis de nos conducteurs.
Le chemin devient presque impraticable. Il faut escalader des rochers, s’enlever à la force des poignets. Et cela dure longtemps. Un soleil ardent, un soleil d’Orient nous tombe d’aplomb sur la tête.
Nous atteignons enfin le faîte au milieu d’un surprenant et superbe chaos de pierres énormes qui sortent du sol, grises, chauves, rondes ou pointues, et emprisonnent le château sauvage et délabré dans une étrange armée de rocs s’étendant au loin, de tous les côtés autour des murs.
La vue de ce sommet est une des plus saisissantes qu’on puisse trouver. Tout autour du mont hérissé se creusent de profondes vallées qu’enferment d’autres monts, élargissant vers l’intérieur de la Sicile un horizon infini de pics et de cimes. En face de nous, la mer ; à nos pieds, Palerme. La ville est entourée par ce bois d’orangers qu’on nomme la Conque d’Or, et ce bois de verdure noire s’étend comme une tache sombre au pied des montagnes grises, des montagnes rousses qui semblent brûlées, rongées et dorées par le soleil, tant elles sont nues et colorées.
Un de nos guides a disparu. L’autre nous suit dans les ruines. Elles sont d’une belle sauvagerie et fort vastes. On sent en y pénétrant que personne ne les visite. Partout le sol creusé sonne sous les pas ; par places, on voit l’entrée des souterrains. L’homme les examine avec curiosité et nous dit que beaucoup de brigands ont vécu là-dedans, quelques années plus tôt. C’était leur meilleur refuge, et le plus redouté. Dès que nous voulons redescendre, le premier guide reparaît ; mais nous refusons ses services et nous découvrons, sans peine, un sentier fort praticable qui pourrait même être suivi par des femmes.
Les Siciliens semblent avoir pris plaisir à grossir et à multiplier les histoires de bandits pour effrayer les étrangers ; et encore aujourd’hui on hésite à entrer dans cette île aussi tranquille que la Suisse.
Voici une des dernières aventures à mettre au compte des rôdeurs malfaisants. Je la garantis vraie.
Un entomologiste fort distingué de Palerme, M. Ragusa, avait découvert un coléoptère qui fut longtemps confondu avec la Polyphylla Olivieri. Or, un savant allemand, M. Kraatz, reconnaissant qu’il appartenait à une espèce bien distincte, désira en posséder quelques spécimens et écrivit à un de ses amis de Sicile, M. di Stephani, qui s’adressa à son tour à M. Giuseppe Miraglia, pour le prier de lui capturer quelques-uns de ces insectes. Mais ils avaient disparu de la côte. Juste à ce moment, M. Lombardo Martorana, de Trapani, annonça à M. di Stephani qu’il venait de saisir plus de cinquante polyphylla.
M. di Stephani s’empressa de prévenir M. Miraglia, par la lettre suivante :

« Mon Cher Joseph,

« La Polyphylla Olivieri, ayant eu connaissance de tes intentions meurtrières, a pris une autre route et il est allé se réfugier sur la côte de Trapani où mon ami Lombardo en a déjà capturé plus de cinquante individus. »

Ici l’aventure prend des allures tragi-comiques d’une invraisemblance épique.
À cette époque, les environs de Trapani étaient parcourus, paraît-il, par un brigand nommé Lombardo.
Or, M. Miraglia jeta au panier la lettre de son ami. Le domestique vida le panier dans la rue, puis le ramasseur d’ordures passa et porta dans la plaine ce qu’il avait recueilli. Un paysan, voyant dans la campagne un beau papier bleu à peine froissé, le ramassa et le mit dans sa poche, par précaution ou par un besoin instinctif de lucre.
Plusieurs mois se passèrent, puis, cet homme, ayant été appelé à la questure, laissa glisser cette lettre à terre. Un gendarme la saisit et la présenta au juge qui tomba en arrêt sur les mots : intentions meurtrières, pris une autre route, réfugiés, capturés, Lombardo. Le paysan fut emprisonné, interrogé, mis au secret. Il n’avoua rien. On le garda, et une enquête sévère fut ouverte. Les magistrats publièrent la lettre suspecte, mais comme ils avaient lu « Petronilla » Olivieri au lieu de « Polyphylla », les entomologistes ne s’émurent pas.
Enfin, on finit par déchiffrer la signature de M. di Stephani, qui fut appelé au Tribunal. Ses explications ne furent pas admises. M. Miraglia, cité à son tour, finit par éclairer le mystère.
Le paysan était demeuré trois mois en prison.
Un des derniers brigands siciliens fut donc en vérité une espèce de hanneton connu par les hommes de science sous le nom de Polyphylla Ragusa.
6 juin 1885