Guy de Maupassant : Chez la mort. Texte publié dans Le Gaulois du 8 mai 1882.
Mis en ligne le 25 avril 2020.

Chez la mort

Des roses, des roses, partout des roses. Le train court entre deux champs infinis de roses ; et le vent qui vous souffle au visage par la portière semble un ouragan de parfums.
Une autre odeur, plus pénétrante, vous frappe encore : on dirait qu’elle flotte sur la première et l’enveloppe : c’est la senteur puissante des citronniers et des orangers fleuris ; car au-dessus des champs de rosiers s’étagent des feuillages sombres où brillent comme des astres les oranges d’or et les citrons jaunes oubliés aux branches. Et la montagne s’élève, toute plantée de ces arbres embaumants qui portent en même temps leurs fruits ardents et leurs bouquets exquis. Une mollesse vous envahit, dans cette abondance d’odeurs, une envie de s’anéantir, enivré jusqu’à l’épuisement par ces douces exhalaisons.
Le train court. À droite, c’est la Méditerranée, immobile, sommeillante aussi, d’un bleu épais ; la mer caressante et nonchalante qui ne se fatigue point, comme les autres océans, aux laborieuses marées contre les hautes falaises. À gauche, la pente boisée des Alpes ; et parfois, dans une échancrure de la montagne, au-dessus des champs qui vous font murmurer sans cesse, malgré vous, dans une incessante obsession, la phrase banale et si répétée :
Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ?
On aperçoit parfois un sommet neigeux, encore vêtu par l’âpre hiver des cimes.
De temps en temps, le train s’arrête dans une petite ville au nom sonore. Et le long des grilles on voit des gens qui regardent le convoi. Malgré la chaleur et le soleil, ils sont enveloppés de manteaux, appuyés sur un bras ami, avec des yeux profonds, désespérés et méchants.
Ils regardent passer le convoi et descendre les nouveaux malades.
Car ce pays ravissant et tiède, c’est l’hôpital du monde et le cimetière de l’Europe.

*

Voici Menton. La reine d’Angleterre est partie. La ville est calme, laissée aux seuls mourants. Ils se traînent, à pas lents, le long des flots pacifiques, et, quand leur œil s’élève, ils aperçoivent, dominant le pays comme une citadelle, le cimetière escarpé, tout au sommet d’un monticule.
Dans les villes de guerre, on voit ainsi les forteresses debout sur les hauteurs environnantes ; dans ces villes d’agonie, l’invincible bastion est fait avec des tombes.
Quel lieu ce serait pour vivre, ce jardin où dorment les morts ! Des roses, des roses, toujours des roses. Elles sont sanglantes, ou pâles, ou blanches, ou veinées de filets écarlates. Les tombes, les allées, les places vides encore, et remplies demain, tout en est couvert. Leur parfum violent étourdit, fait vaciller les têtes et les jambes.
Et tous ceux qui sont couchés là avaient seize ans, dix-huit ans, vingt ans.
De tombe en tombe, on va, lisant les noms de ces êtres tués si jeunes, par l’inguérissable mal. C’est un cimetière d’enfants, un cimetière pareil à ces bals blancs où ne sont point admis les gens mariés.
Comme de tous les coins du monde on doit la maudire, cette terre charmante et redoutable, antichambre de la mort, parfumée et douce, où tant de familles, humbles et royales, princières et bourgeoises, ont laissé quelqu’un, presque toutes un enfant en qui germaient leurs espérances et s’épanouissaient leurs tendresses !
De ce cimetière la vue s’étend, à gauche, sur l’Italie, jusqu’à la pointe où Bordighera allonge dans la mer ses maisons blanches ; à droite, jusqu’au cap Martin, qui trempe dans l’eau ses flancs feuillus.

*

Partout, le long de cet adorable rivage, nous sommes chez la Mort. Mais elle est discrète, voilée, pleine de savoir-vivre et de pudeurs, bien élevée enfin. Jamais on ne la voit face à face bien qu’elle vous frôle à tout moment.
On dirait même qu’on ne meurt point en ce pays. Tout est complice de la fraude où se complaît cette souveraine. Mais comme on la sent, comme on la flaire, comme on entrevoit parfois le bout de sa robe noire ! Certes, il faut bien des roses et bien des fleurs de citronniers pour qu’on ne saisisse jamais, dans la brise, l’affreuse odeur qui s’exhale des chambres de trépassés.
Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil, jamais un glas funèbre. Le maigre promeneur d’hier ne passe plus sous votre fenêtre, et voilà tout.
On ne saurait même point comment disparaissent ces gens, si celle qu’on appelait jadis la Camarde ne se laissait parfois deviner ; on dirait alors qu’elle pousse un rire féroce pour se moquer des peurs humaines.
Elle a des malices infernales, de sinistres plaisanteries. Toutes ses apparitions sont burlesques et terribles, pleines d’une ironie formidable, d’un comique lugubre et irrésistible. Elle est chez elle, elle s’amuse.
À Paris, on salue gravement la Mort qui passe. Elle se promène avec cérémonie en des voitures sombres, chamarrées d’argent. Ici, elle se cache derrière les portes.
Or, dans un grand hôtel où des princes habitaient, des princes creux et râlants, on affirmait avec sérénité que depuis un an personne n’était trépassé. L’air était si sain, disait-on ; la côte si peuplée de sapins vivifiants, le soleil si doux, que les malades les plus désespérés se guérissaient à qui mieux mieux.
On le croyait ; et, quand on ne voyait plus errer dans les jardins la figure sèche aux yeux luisants de quelque promeneur à toux furieuse, on le supposait retourné dans sa patrie, guéri subitement. — Guéri, certes, à tout jamais, et sans danger de rechute !
Au premier étage, un fils de roi, bien malade, mais confiant, attendait avec assurance cette santé promise.
Or, une nuit, comme tous dormaient dans la vaste maison, un bruit terrible la fit trembler soudain du haut en bas. Ce fut d’abord une secousse vibrante, pareille à un coup de tonnerre ; puis un roulement retentissant semblable aux bondissements de la foudre, un fracas épouvantable comme si le feu du ciel eut crevé le toit de la maison, et précipité les poutres et les tuiles tout le long du grand escalier.
Le prince, d’un saut, fut debout et sa bougie à la main ouvrit sa porte, contre laquelle un choc violent s’était produit. Et il se trouva face à face avec un cadavre gisant auprès du cercueil éventré. Les croque-morts éperdus descendaient l’escalier en hâte pour rattraper leur proie, qu’ils avaient lâchée au dernier étage.
Et, toutes les portes s’ouvrant, tous les condamnés apparaissaient, puis demeuraient hagards, affolés, immobiles, devant le compagnon de la veille, dont ils devaient être les compagnons du lendemain !
Dans un autre hôtel de la même ville, une jeune femme, saine et gaie, celle-là, venue en ces pays qui sont autant de plaisir que de douleur, avait pris, par mégarde, un petit escalier dérobé. Un valet qu’elle rencontra lui dit, oubliant son rôle : « Comment madame, vous montez par l’escalier des morts ? »

*

Le soir tombe ; quelques villas s’illuminent. On danse. La lune, du fond du ciel, jette à la mer calme des reflets mobiles, et l’Océan miroite doucement, comme frotté de lumière, avec des frémissements de moire.
Et sous les bosquets d’orangers les lucioles, ces mouches ardentes, dansent dans l’air parfumé un étrange ballet de feu. Elles vont, viennent, se mêlent, jetant leur lueur intermittente et fantastique, cette lueur rapide, éteinte aussitôt qu’allumée, qui paillette les feuillages d’étoiles errantes.
Comme il est ravissant, ce pays de la Mort !
8 mai 1882