Guy de Maupassant : Sur les nuages. Texte publié dans L’Illustration du 30 juin 1888 et repris dans La Lecture du 25 juillet 1888.
Mis en ligne le 30 septembre 2001.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Sur les nuages

Quand j’entrai dans l’usine de La Villette, j’aperçus, gisant sur l’herbe de la cour, devant l’armée des noires et monstrueuses cloches à gaz, l’énorme ballon jaune, presque gonflé déjà, pareil à une citrouille colossale poussée au milieu des gazomètres dans un potager de cyclope.
Un long conduit de toile vernie, pareil aussi à cette petite queue tordue par où les citrouilles d’or boivent leur vie dans la terre, amenait dans le Horla l’âme des aérostats. Il palpitait et se soulevait peu à peu, et une douzaine d’hommes tournaient autour de lui, déplaçant de seconde en seconde les sacs de lest accrochés dans le filet pour lui permettre de grossir.
Un ciel bas et gris, un lourd plafond de nuages s’étendait sur nos têtes. Il était quatre heures et demie du soir, et la nuit, déjà, semblait proche.
Des curieux et des amis entraient dans l’usine. On regardait, en s’étonnant, la petitesse de la nacelle, le papier collé sur les minces déchirures du ballon, tous les préparatifs pour ce voyage dans l’espace.
On croit encore que les ascensions exposent les voyageurs à de grands dangers, alors qu’elles en présentent juste autant, et peut-être moins, qu’une simple promenade en mer ou même en fiacre. Quand le matériel est bon, l’aéronaute prudent et expérimenté, comme le sont MM. Jovis et Mallet, on peut partir pour une excursion dans le ciel avec une tranquillité d’âme plus complète que si on s’embarquait pour l’Amérique, ce qui ne passe pas pour très effrayant.
Quatre hommes viennent chercher la nacelle, grand panier carré assez semblable aux nouvelles malles de voyage en osier tressé. Sur deux faces de ce véhicule volant, on lit, en lettres d’or dans une plaque de bois : Le Horla.
On l’attache sous le ballon captif, qui soulève son lest et la grappe d’hommes accrochée au filet, puis on dispose dedans le panier aux provisions, le panier de petit matériel et les instruments : deux baromètres ordinaires, un baromètre enregistreur, deux thermomètres, une jumelle marine.
Tout est prêt. Les amis font cercle ; et les voyageurs, en se servant d’une chaise comme marchepied, escaladent le bord de la nacelle, puis sautent au fond. M. Mallet grimpe dans le cercle, au-dessus de nos têtes, sous l’appendice du ballon, étroite bouche de toile par où sortira le trop plein de gaz si nous rencontrons des couches d’air plus chaud.
L’aéronaute M. Jovis calcule maintenant sa force ascensionnelle afin de faire un beau départ. On vide un sac de lest ; les mains des hommes cramponnées sur les bords de la nacelle la lâchent un peu, et nous nous sentons doucement soulevés, puis rattrapés par tous ces doigts accrochés de nouveau, puis abandonnés encore quand un autre sac a été rejeté.
Un lieutenant de vaisseau, attaché à l’école d’aérostation militaire de Meudon, venu voir l’ascension, a bien voulu aider notre départ. Il garde en ses deux mains la corde qui nous maintient à terre jusqu’au cri poussé par Jovis : « Lâchez tout. »
Soudain le grand cercle des amis qui nous enferme et nous parle, les robes claires, les bras tendus, les chapeaux noirs, s’enfoncent autour de nous et disparaissent : — plus rien que de l’air, — nous sommes partis, nous nous envolons.
Déjà nous planons sur une immense ville, sur un plan de Paris démesuré, tout pareil aux plans en relief des expositions, avec les toits bleus, les rues droites ou tortueuses, le fleuve gris, les monuments pointus, le dôme doré des Invalides, et plus loin le clocher encore inachevé de Notre-Dame-de-la-Chaudronnerie, la tour Eiffel.
Penchés au bord de la nacelle, nous voyons toujours dans la cour de l’usine une foule de petits hommes et de petites femmes qui agitent leurs bras, leurs chapeaux et des mouchoirs blancs. Mais ils sont si petits, si loin, si insectes, qu’on ne comprend pas qu’on les ait quittés à l’instant — il y a huit ou dix secondes.
— Regardez, crie Jovis avec enthousiasme, est-ce beau, mes enfants ?
Une rumeur immense monte vers nous, une rumeur faite de mille bruits, de toute la vie des rues, du roulement des voitures sur les pavés, des hennissements des chevaux, du claquement des fouets, des voix humaines, du ronflement des trains. Dominant tout, proches ou lointains, suraigus ou graves, les sifflets des locomotives semblent déchirer l’air, tant ils sont vibrants et clairs. Voici maintenant la plaine autour de la ville, la plaine verte que coupent les routes blanches, droites, croisées en tous sens, innombrables. Mais tout à coup les détails de la terre, si nets, se troublent un peu comme si on les eût doucement effacés, puis s’embrument derrière une fumée presque imperceptible, puis se confondent tout à fait brouillés, presque disparus. Nous pénétrons dans les nuages.
C’est, d’abord, un voile qui nous enveloppe, léger et transparent. Il s’épaissit, devient gris, opaque, se resserre sur nous, nous emprisonne, nous enferme, nous étreint. Puis, bientôt, cette muraille de brouillard humide et sombre s’éclaircit, blanchit, s’éclaire. Nous glissons à présent à travers une ouate vaporeuse, à travers une fumée de lait, à travers une buée d’argent. De seconde en seconde, une lumière mystérieuse, éblouissante, venue d’en haut, illumine de plus en plus les ondes blanches que nous traversons ; et soudain, brusquement, nous émergeons au-dessus, dans un ciel bleu éclatant de soleil.
Aucune folie ne peut créer un rêve pareil à ce que nous avons vu. Nous volons, montant toujours, au-dessus d’un chaos illimité de nuages qui ont l’air de neiges. Ils s’étendent à perte de vue, fantastiques, inimaginables, surnaturels.
Elles se déroulent, ces neiges d’un insoutenable éclat, dans tous les sens au-dessous de nous. Il y en a des plaines, des sommets, des pics, des vallons. Les formes de cet univers nouveau, de ce pays féerique qu’on ne peut voir que du ciel, sont inconnues sur la terre. On aperçoit des provinces de clochetons, de flèches, de tours de cristal, des océans de vagues roulées, soulevées, immobiles et furieuses, dont l’écume luisante aveugle les yeux, des précipices violets creusés par les nuages plus bas, et des montagnes invraisemblables dressant dans l’espace infini leurs croupes monstrueuses d’une clarté affolante.
Mais soudain, près de nous — près ou loin, on ne saurait le dire au juste, car on n’a pas la notion des distances — apparaît dans l’air limpide une tache transparente, énorme, ronde, qui flotte, qui monte, un ballon, un autre ballon, avec sa nacelle, son drapeau, ses voyageurs. Je lève un bras, et je vois un des passagers de cette apparition qui lève un bras. On distingue les nuages, on distingue l’horizon démesuré à travers cette ombre fantastique comme si elle n’existait pas ; et, autour d’elle, se dessine un large arc-en-ciel qui l’enferme complètement dans une couronne lumineuse et multicolore.
Plus réel que le vaisseau-fantôme des navigateurs, ce ballon-fantôme nous accompagne à travers l’espace, au-dessus du désert illimité des nuages ; ceint d’une auréole éclatante, il semble nous montrer, au milieu du ciel inexploré, l’apothéose des voyageurs de l’air. On nomme ce phénomène bien connu « l’auréole des aéronautes »
L’ombre portée du ballon sur les nuées voisines explique cette apparition saisissante ; mais, pour expliquer l’arc-en-ciel qui l’entoure, plusieurs théories se sont produites.
La plus vraisemblable est celle-ci.
L’étoffe dont est fait l’aérostat demeure toujours, malgré la qualité du tissu et du vernis, assez perméable au gaz enfermé dedans. Une déperdition constante a donc lieu à travers toute l’enveloppe et crée autour du ballon une légère couche d’humidité. Le soleil, en traversant cette buée, y fait naître les couleurs du prisme comme dans la fine pluie des cascades, et les projette en couronne, suivant l’ombre du ballon, sur le nuage le plus rapproché. Or, comme nous montons toujours, ce spectre vaporeux cesse bientôt de nous suivre, et, plus petit de seconde en seconde, à mesure que nous nous élevons, il demeure au-dessous de nous, flottant sur l’océan des nuées blanches. Le soleil oblique le jette au loin là-bas, là-bas, où il suit tous nos mouvements, pareil maintenant à une balle d’enfant tombée qui roule, qui erre dans le désert tumultueux des neiges.
Plus nous nous envolons, plus la chaleur semble forte et plus la réverbération de la lumière sur cette immensité luisante devient prodigieuse et insoutenable. Le thermomètre marque 26 degrés alors que nous en avions seulement 13 à la surface de la terre, et le ballon, très dilaté, laisse échapper par l’appendice un flot de gaz qui se répand dans l’air comme une fumée.
Nous avons passé deux mille mètres, nous planons donc à quinze cents mètres environ au-dessus des nuages, et nous ne voyons rien autre chose que ces flots d’argent sans limites, sous l’azur illimité du ciel.
De place en place, des trous violets, des abîmes dont on n’aperçoit pas le fond. Nous allons lentement, poussés par une brise qu’on ne sent point, vers une de ces déchirures. On dirait, de loin, qu’un glacier s’est effondré dans l’immensité, laissant, entre deux montagnes, une crevasse démesurée.
Je prends la jumelle pour examiner le creux bleuâtre du précipice, et j’aperçois dans le fond un bout de prairie, deux routes, un grand village. Bientôt nous sommes au-dessus. Voici des moutons dans un champ, des vaches, des voitures ! Comme c’est loin, petit, insignifiant ! Mais les nuées qui courent au-dessous de nous referment brusquement ce judas ouvert dans ce plafond d’orages.
M. Mallet, maintenant, répète de moment en moment : « Du lest, jetez du lest. » Le ballon, dégonflé par la dilatation du gaz et refroidi tout à coup par l’approche du soir, tombe comme une pierre. Autour de nous les feuilles de papier à cigarette, jetées sans cesse pour apprécier les montées et les descentes, voltigent comme des papillons blancs. C’est là le meilleur moyen de savoir ce que fait un aérostat. Quand il monte, le papier à cigarette semble tomber vers la terre ; quand il descend, la petite feuille a l’air de s’envoler au ciel.
— Du lest. Jetez du lest.
Nous vidons, poignée par poignée, les sacs de sable, qui se répand au-dessous de nous en pluie blonde que dore le soleil. Le Horla s’abat toujours, et nous voyons réapparaître tout près de nous, comme s’il venait à notre rencontre, n’ayant pu nous suivre, le ballon-fantôme dans son auréole.
Maintenant, nous frôlons la mer des nuages, et notre nacelle, parfois, a l’air de tremper dans l’écume des vagues qui se vaporise autour d’elle.
Voici de nouveau des trous par où nous apercevons la terre, un château, une vieille église, toujours des routes et des champs verts.
À force de jeter du lest, nous avons fini par arrêter la chute ; mais le ballon, flasque et mou, a l’air d’une loque de toile jaune, et il maigrit à vue d’œil, saisi par le froid des brouillards, qui condense le gaz rapidement. De nouveau nous entrons dans les nuages, nous nous noyons dans ces flots de brume.
Les bruits du monde nous arrivent plus distincts, aboiements de chiens, cris d’enfants, roulement des voitures, claquements des fouets. Voici la terre, l’immense carte de géographie que nous avons pu voir une demi-minute en partant. Nous sommes à peine à six cents mètres au-dessus d’elle, nous distinguons les moindres détails.
Des poules, dans une grande cour, s’envolent effarées, nous prenant sans doute pour un épervier monstrueux qui plane.
Quel est donc l’animal bizarre qui court dans ce champ ? Est-ce un dindon blanc, ou un mouton, ou une oie ? Non. C’est un petit garçon, vêtu d’une culotte et d’une chemise, qui nous a vus et qui, le nez en l’air, s’est abattu, ce qui m’a permis de reconnaître un corps humain.
Nous jetons à la terre des appels fréquents avec notre corne. Les hommes répondent par des cris et nous accompagnent en courant à travers champs, quittant leurs maisons et leur travail. Les charretiers abandonnent les voitures sur les routes, et nous voyons au milieu des récoltes vertes une foule éperdue qui trotte.
L’aérostat s’abat toujours. Le premier guide-rope traîne sur les arbres, le second va toucher terre, quand nous atteignons une ligne de chemin de fer dont les fils télégraphiques vont arrêter notre passage.
— Il faut sauter sur la ligne, crie Jovis, car le télégraphe est la guillotine des aéronautes.
Il jette le dernier sac de lest, presque d’un seul coup, et le ballon agonisant fait un dernier effort, semble donner un dernier coup d’aile, franchit le remblai juste au moment où arrive un train, dont le mécanicien nous salue en sifflant.
Nous voici de nouveau à trente mètres du sol. D’un coup de couteau, Jovis coupe l’attache de l’ancre, qui tombe dans un champ de blé. Délesté de ce poids, le Horla se relève un peu ; mais nous tirons de toute notre force sur la corde de la soupape, et la nacelle vient se poser à terre, sans une secousse, au milieu d’un peuple de paysans qui la saisissent et la maintiennent.
Et nous sautons en dehors, désolés de voir finir ce court et superbe voyage, cette inimaginable envolée à travers l’espace, dans une féerie de nuées blanches qu’aucun poète ne peut rêver.
Un très gracieux propriétaire de Thieux, où nous étions tombés, M. Gilles, qui a fait aussi plusieurs ascensions, vint nous recevoir à notre descente pour nous offrir l’hospitalité dans sa maison et un excellent dîner.
30 juin 1888