Guy de Maupassant : Les oasis et le Mzab. Texte publié dans Le Gaulois du 27 septembre 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre Le Zar’ez du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 24 avril 2020.

Les oasis et le Mzab

L’insurrection générale de la régence de Tunis a son contrecoup naturel chez les Arabes qui vivent sur les limites indéterminées de nos possessions algériennes. Si la guerre vient chez nous, c’est par la régence qu’elle y entrera, et aussi par le Sahara, où errent tant de tribus indépendantes en réalité, bien que nous les considérions comme soumises.
Il peut être intéressant en ce moment de jeter un coup d’œil sur les oasis que nous occupons, et qui forment comme une ligne de forts avancés dans le désert. Bien des drames militaires se sont déjà joués dans ces ksours (villages arabes) entourés de palmiers, qu’on appelle une oasis.
Sur la limite même de la régence, dans l’extrême sud considéré français, se trouve l’Ouad-Izouf, canton de sable peuplé de sept bourgades principales. L’ensemble des oasis de ce pays contient environ, dit-on, trois cent mille palmiers et vingt mille habitants.

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À cent vingt kilomètres environ au sud-ouest de Tougourt, la plus belle, la plus vaste et la plus riche de ces oasis, se trouve un des plus curieux, des plus surprenants et des plus étranges pays qui soient au monde, le Mzab.
Au lieu d’aller si loin chercher des choses nouvelles et des mœurs inconnues, que ne vient-on plus souvent au sud de notre colonie d’Afrique ? On y rencontrerait plus d’imprévu que dans l’Amérique, déjà vieille et parcourue en tous sens !
Avant de parler de Mzab, quelques mots de ses habitants.
Quand on arrive dans un village quelconque du Sahara, on remarque, à côté des Juifs, fort reconnaissables (et qui dans le sud pratiquent surtout l’usure), toute une race particulière d’hommes qui se sont emparés du commerce du pays. Eux seuls ont les boutiques ; ils tiennent les marchandises d’Europe et celles de l’industrie locale ; ils sont intelligents, actifs, commerçants dans l’âme. Ce sont les Beni-Mzab ou Mozabites. On les a surnommés « les Juifs du désert ».
L’Arabe, le véritable Arabe, l’homme de la tente, pour qui tout travail est déshonorant, méprise le Mozabite commerçant ; mais il vient à époques fixes s’approvisionner dans son magasin ; il lui confie les objets précieux qu’il ne peut garder dans sa vie errante ; une espèce de pacte constant est établi entre eux.
Les Mozabites ont donc accaparé tout le commerce de l’Afrique du Nord. On les trouve autant dans nos villes que dans les villages sahariens ; puis, sa fortune faite, le marchand retourne au Mzab, où il doit subir une sorte de purification avant de reprendre ses droits politiques.
Ces Arabes, qu’on reconnaît à leur taille, plus petite et plus trapue que celle des autres peuplades, à leur face souvent plate et fort large, à leurs fortes lèvres et à leur œil généralement enfoncé sous un sourcil droit et très fourni, sont des schismatiques musulmans. Ils appartiennent à une des trois sectes dissidentes de l’Afrique du Nord, et semblent à certains savants être les descendants actuels des derniers sectaires du kharedjisme.

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Voici comment M. le commandant Coyne, l’homme qui connaît le mieux tout le sud de l’Algérie, décrit son arrivée au Mzab dans une brochure des plus intéressantes publiée par lui. Je prendrai ensuite à cette brochure quelques détails fort curieux.

« À peu près au centre de la Chebka se trouve une sorte de cirque formé par une ceinture de roches calcaires très luisantes et à pentes très raides sur l’intérieur. Il est ouvert au nord-ouest et au sud-est par deux tranchées qui laissent passer l’Oued-Mzab. Ce cirque, d’environ dix-huit kilomètres de long sur une largeur de deux kilomètres au plus, renferme cinq des villes de la confédération du Mzab, et les terrains que cultivent exclusivement en jardins les habitants de cette vallée.

« Vue de l’extérieur et du côté du Nord et de l’Est, cette ceinture de rochers offre l’aspect d’une agglomération de koubbas étagées, les unes au-dessus des autres, sans aucune espèce d’ordre ; on dirait une immense nécropole arabe. La nature elle-même paraît morte. Là, aucune trace de végétation ne repose l’œil ; les oiseaux de proie eux-mêmes semblent fuir ces régions désolées. Seuls les rayons d’un implacable soleil se reflètent sur ces murailles de rochers d’un blanc grisâtre et produisent, par les ombres qu’ils portent, des dessins fantastiques.

« Aussi quel n’est pas l’étonnement, je dirai même l’enthousiasme du voyageur lorsque, arrivé sur la crête de cette ligne de rochers, il découvre dans l’intérieur du cirque cinq villes populeuses entourées de jardins d’une végétation luxuriante, se découpant en vert sombre sur les fonds rougeâtres du lit de l’Oued-Mzab.

« Autour de lui, le désert dénudé, la mort ; à ses pieds la vie et les preuves évidentes d’une civilisation avancée. »

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Quand M. le commandant Coyne parle de villes, il s’agit, bien entendu, de villes sahariennes qui n’ont pas la moindre ressemblance avec les nôtres.
La ville saharienne est généralement construite sur la pente d’un monticule. Voici quel est son aspect le plus ordinaire :
Qu’on se figure une agglomération, un amoncellement de cubes de boue séchée au soleil. Toutes ces huttes carrées de fange durcie sont collées les unes contre les autres, de façon à laisser entre elles des espèces de galeries étroites : les rues, semblables à ces couloirs que trace un passage régulier de bêtes. La cité entière d’ailleurs, cette pauvre cité de terre délayée, fait songer à des constructions d’animaux quelconques ; à des habitations de castors, à des travaux informes accomplis sans outils, avec les moyens que la nature a laissés aux créatures d’ordre inférieur.
Quand on monte sur la mosquée, au coucher du soleil, pour contempler l’ensemble de la ville, l’aspect est des plus singuliers. Les toits plats et carrés forment comme une cascade de damiers de boue ou de mouchoirs sales. Là-dessus s’agite toute la population, qui monte sur ses huttes dès que le soir vient. Dans les rues, on ne voit personne, on n’entend rien ; mais, sitôt que vous découvrez l’ensemble des toits d’un lieu élevé, c’est un mouvement extraordinaire. On prépare le souper. Des tas d’enfants, en loques blanches, grouillent dans les coins ; ce paquet informe de linge infect qui représente la femme arabe du peuple fait cuire le couscous, ou bien travaille à quelque ouvrage.
La nuit tombe. On étend alors sur ce toit plat les tapis du Djebel Amour, après avoir soigneusement chassé les scorpions qui pullulent dans ces taudis ; puis toute la famille s’endort en plein air, sous l’étincelant fourmillement des astres.
Autour de ces singulières cités s’étend l’oasis pareille à un lac de verdure. Les palmiers ouvrent leurs parasols sur les jardins, et leur pied sans cesse trempe dans l’eau, tandis que leur tête baigne dans le feu, selon l’expression des Arabes. L’eau est distribuée à chaque propriété à la façon du gaz dans nos pays. Une administration sévère fait le compte de chaque habitant qui, au moyen de longues rigoles, dispose de la source pendant une ou deux heures par semaine, selon l’étendue de son domaine.

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Personne au Mzab n’a le droit de rester inactif ; et l’enfant, dès qu’il peut marcher et porter quelque chose, aide son père à l’arrosage des jardins, qui forme la constante et la plus grande occupation des habitants. Du matin au soir, le mulet ou le chameau tire l’eau dans le seau de cuir, déversé ensuite dans une rigole ingénieusement organisée de façon que pas une goutte du précieux liquide ne soit perdue.
Le Mzab compte en outre un grand nombre de barrages pour emmagasiner les pluies. Il est donc infiniment plus avancé que notre Algérie ; et nous gagnerions du tout au tout à changer notre gouvernement général contre le sien.
La pluie ! c’est le bonheur, l’aisance assurée, la récolte sauvée pour le Mozabite ; aussi, dès qu’elle tombe, une espèce de folie s’empare des habitants. Ils sortent par les rues, tirent des coups de fusil, chantent, courent aux jardins, à la rivière qui se remet à couler, et aux digues, dont l’entretien est assuré par chaque citoyen. Dès qu’une digue est menacée, tout le monde doit s’y porter.
Et ces gens-là, par leur travail constant, leur industrie et leur sagesse, ont fait de la partie la plus sauvage et la plus désolée du Sahara un pays vivant, planté, cultivé, où sept villes prospères s’étalent au soleil. Aussi le Mozabite est-il jaloux de sa patrie, il en défend autant que possible l’entrée aux Européens. Dans certaines villes, comme Béni-Isguem, nul étranger n’a le droit de coucher même une seule nuit.
Et on ne rencontre pas de mendiants, les plus pauvres étant nourris par leur fraction.
Et presque tout le monde sait lire et écrire ! Il y a partout des écoles, des établissements communaux considérables. Et beaucoup de Mozabites, après avoir passé quelque temps dans nos villes, reviennent chez eux sachant le français, l’italien et l’espagnol !
Et ce pays est situé en plein désert, à 400 kilomètres environ du Tell algérien, que ne dépassent guère les bourgeois français.
27 septembre 1881