Guy de Maupassant : Nos optimistes. Texte publié dans Le Figaro du 10 février 1886.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Nos optimistes

Le pessimisme n’a qu’à bien se tenir. Voici que M. Ludovic Halévy, du haut de l’Académie française, dit son fait à Schopenhauer.
Musset avait crié à Voltaire :
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?
M. Ludovic Halévy renouvelle cette imprécation contre l’admirable et tout-puissant philosophe allemand dont le génie domine et gouverne, aujourd’hui, presque toute la jeunesse du monde.
Le sourire satisfait de l’heureux académicien s’indigne contre le sourire diabolique du prodigieux sceptique qui méprisa la vie autant que l’homme et nous apprit, après beaucoup d’autres d’ailleurs, que l’une et l’autre ne valent pas grand-chose.
La gaieté aimable du spirituel écrivain, du charmant fantaisiste à qui nous devons les Cardinal, s’efface devant la gaieté sournoise et terrible du grand ironique de ce siècle.
Ils n’étaient pas créés pour se comprendre en effet.
M. Halévy, homme heureux, auteur heureux, à qui tous les succès arrivent, et qui les mérite, juge excellente l’existence, et ses voisins, de l’Académie, des êtres exceptionnels, d’où il conclut que tous les hommes sont parfaits et toutes les choses à souhait.
Nous avons déjà vu, je crois, dans un conte de Voltaire, un certain docteur de cet avis.
Mais pourquoi les gens contents qui entrent à l’Académie, après l’avoir beaucoup désiré, veulent-ils empêcher les autres d’avoir un idéal différent, plus difficile, même inaccessible ?
Peu importe d’ailleurs ! Ce qui importe, c’est d’empêcher à tout prix qu’on nous parle plus longtemps du pessimisme qui devient la grande scie de notre Troisième République. Nous lisions déjà l’autre jour, dans La Revue bleue, une conférence, fort remarquable du reste, de M. Ferdinand Brunetière, sur le même sujet, que le rédacteur de La Revue des Deux Mondes a traité avec une science, une hauteur de vue et une compétence absentes dans le discours élégant du glorieux académicien.
Mais qu’on soit pour ou qu’on soit contre, ne nous parlez plus de pessimisme ; par grâce, n’en parlez plus.
Le seul moyen pratique pour obtenir ce résultat serait de prier nos députés, qui ne font pas grand-chose de bon, de nous voter une loi rédigée à peu près ainsi :
LOI
Tendant à réprimer le pessimisme contemporain
Article premier. — Il est rigoureusement interdit à tout Français sachant lire et écrire de rien lire ou de rien écrire sur le pessimisme contemporain.
Art. 2. — Il est rigoureusement interdit sous peine de deux ans à vingt ans de travaux forcés d’être ou de paraître malheureux, malade, difforme, scrofuleux, etc., etc., de perdre un membre dans un accident de voiture, de chemin de fer ou autre, à moins qu’on ne se déclare aussitôt satisfait de cet événement.
Art. 3. — Il est défendu à tout Français, majeur ou non, de mourir de faim.
Art. 4. — Ceux qui n’ont pas de domicile et qui sont forcés de passer sur des bancs ou sous des ponts les nuits glaciales devront chanter des chansons plaisantes et honnêtes de six heures du soir à six heures du matin pour bien prouver leur satisfaction aux gens qui rentrent chez eux.
Art. 5. — Tout homme riche qui se dirait pessimiste sera immédiatement mis à mort.
Art. 6. — Une exception sera faite en faveur de ceux qui, ayant moins de mille francs de rentes, auront plus de dix enfants.
Art. 7. — Une autre exception en faveur des gens atteints par cas extraordinaire d’une maladie chronique du cœur, de l’estomac, du foie ou du cerveau, affections qui sont de nature à déterminer un mauvais caractère.
Art. 8. — Il est interdit à tout Français riche et bien portant de s’apitoyer sur le sort des misérables, des vagabonds, des infirmes, des vieillards sans ressources, des enfants abandonnés, des mineurs, des ouvriers sans travail et en général de tous les souffrants qui forment en moyenne les deux tiers de la population, ces préoccupations pouvant jeter les esprits sains dans la déplorable voie du pessimisme.
Art. 9. — Quiconque parlera de Decazeville ou de Germinal sera puni de mort.
Art. 10. — Quiconque sera convaincu d’avoir acheté ou de posséder chez soi Germinal devra payer à l’État une amende de 1000 francs. Une enquête sera faite à domicile dans ce but, par les gendarmes sur qui il est défendu de tirer.
Art. 11. — La tendance au pessimisme, provenant d’une manière de penser défectueuse de la nouvelle génération, le gouvernement, grâce au précieux concours des trente-six membres toujours vivants de l’Académie française, réunis sous la présidence de M. Ludovic Halévy, croit devoir rectifier de la façon suivante quelques idées défectueuses et dangereuses qui ont cours dans le public.
Le malheur n’existant pas, et ne provenant que d’un vice d’appréciation, il suffira, pour être toujours et constamment très heureux, de se bien convaincre :
1° Que tout est parfait ici-bas, depuis la politesse des cochers de fiacre, jusqu’à l’intelligence des députés.
2° Que la fortune est plutôt une calamité qu’un bonheur, et la misère plutôt un bonheur qu’une calamité.
3° Que la faim est un excellent moyen d’apprécier l’exquise saveur du pain sec quand un passant vous a donné cinq centimes ; que la soif est un excellent procédé contre l’ivrognerie ; que les infirmités sont des épreuves utiles, les épidémies un parfait moyen d’avancement pour les survivants, la guerre une saignée bienfaisante, et celle du Tonkin en particulier une méthode ingénieuse inventée pour remplacer par des torpilleurs à bon marché toute notre marine cuirassée mise aux vieux fers chinois.
4° Toute situation fâcheuse ne devra jamais être regardée que comme transitoire. C’est ainsi que les républicains d’hier considéraient l’Empire comme le plus sûr moyen d’arriver à la République, et que les réactionnaires d’aujourd’hui considèrent la République comme la meilleure manière de revenir à la monarchie.
Avec cette façon de voir, aucun pessimisme n’est plus possible.
En outre, à l’exemple de beaucoup d’hommes qui pensent ainsi déjà, tout Français devra envisager :
— La mort de ses enfants comme un soulagement ;
— Celle de ses parents comme un accroissement de bien-être ;
— Celle de ses collatéraux comme une petite fête de famille ;
— Et la sienne comme une délivrance.
N. B. — Le mot « Délivrance », ancienne formule usitée depuis des siècles, semblerait indiquer que la vie est un état de souffrance et pourrait être remplacé par ceux-ci : « Triomphe Final ».

*

Ces dispositions étant encore insuffisantes, l’Académie, dont chaque membre prend le titre d’optimiste d’honneur, a établi ainsi l’idéal auquel a droit chaque citoyen, suivant la classe de la société à laquelle il appartient. Car il est absolument interdit à tout Français de rêver plus haut que son rang.
L’ouvrier ne doit aspirer qu’au pot-au-feu et jamais au poulet rôti.
S’il ne peut s’élever au-dessus du bon de fourneau, il cesse d’être intéressant.
Tout bourgeois aspirera à la Légion d’honneur. Cette distinction continuera à être distribuée avec une libéralité qui assurera aux optimistes une grande majorité dans la bourgeoisie.
Tout député aspirera au ministère. On continuera également à changer les ministres assez vite pour que tous nos représentants puissent remplir cette haute fonction au moins pendant huit jours chaque année.
Tout individu marié, homme ou femme, aspirera au divorce, et l’obtiendra.
Quant aux poètes qui demandent la lune, on la leur donnera en pain d’épice ou en quelque autre substance, tout idéal inaccessible étant sévèrement interdit.
Sera également interdit, de la façon la plus rigoureuse, tout calcul proportionnel qui pourrait produire le raisonnement suivant
Les appréciations sur le bonheur ou sur le malheur dans l’existence pouvant donner lieu à contestation par suite d’idées contradictoires, il paraît sage de s’en rapporter aux simples mathématiques, les chiffres demeurant indiscutables.
Nous allons donc faire le bilan du bien et du mal en prenant comme unités les hommes et en les classant par professions. Si la moyenne des bons l’emporte d’une façon indiscutable sur la moyenne des mauvais, nous conclurons indubitablement pour l’optimisme, et vice versa.
Donc : sur dix rois, y en a-t-il eu cinq bons ? Prenons la grande période de l’histoire de France.
François Ier. — Un batailleur plus souvent battu que vainqueur. Ce roi qui perdit tout, fors l’honneur, ne fut certes pas un grand monarque. Et d’un.
Henri II signa le traité désastreux du Cateau-Cambrésis par lequel la France perdait une partie de ses conquêtes. Mauvais roi. Et de deux.
François II régna un an. Nul.
Charles IX. — Déplorable. Et de trois.
Henri III. — Oh ! oh ! Et les mignons. Et de quatre.
Henri IV. — Grand roi. Un.
Louis XIII. — Mauvais — mauvais. Quatre.
Louis XIV. — Grand roi. Deux.
Louis XV. — Tirons un voile. Cinq.
Louis XVI. — Laissa la Révolution devenir ce qu’elle fut par son inqualifiable faiblesse. Six.
Donc, six mauvais pour deux bons.
Regardons autour de nous maintenant. Obtenons-nous un bon ministre sur dix, un député intelligent sur cent, une bonne cuisinière sur mille, une bonne bouteille de vin sur dix mille, une bonne bouteille d’eau-de-vie sur cinquante mille ? À peine.
Continuons : existe-t-il un bon écrivain sur cent ? Un bon livre sur cent mille ? Un financier honnête sur dix mille ? Un commerçant probe sur vingt ? Une bonne pièce de théâtre sur cent ? Un bon général sur cinquante ? Un bon médecin sur mille ? À peine.
Continuons. Rencontrons-nous plus d’une jolie femme sur cinq cents ? — Non ! — Plus d’un beau cheval sur cinq mille ? — Non ! — Plus d’un beau jour sur vingt ? — Non ! — Plus d’un homme instruit sur cinquante mille ? — Non ! — Plus d’un peintre remarquable sur cent ? — Non ! — Plus d’un bon domestique sur cent ? — Non !
Donc en établissant, par professions une moyenne de une unité pour le bien et de quatre-vingt-dix-neuf pour le mal, nous serons à peu près dans la vérité, car il est indéniable que presque tous nos ministres sont sans valeur, presque toutes nos cuisinières détestables, presque tous nos députés incapables, presque tout le vin que nous buvons exécrable, presque tous nos écrivains médiocres (sur les quarante de l’Académie peut-on compter plus de dix exceptions — éclatantes, il est vrai), presque tous les marchands fripons (s’informer au Laboratoire municipal), presque toutes les pièces que nous allons voir ennuyeuses, presque toutes les femmes laides (combien de jolies dans ce qu’on appelle le monde, dix ?) presque tous nos domestiques paresseux, etc., etc.
D’où il faudrait conclure ?...
Mais ne concluons pas, car nous serions menacés d’une nouvelle averse de raisonnements sur le pessimisme.
Et il faut se hâter de rire des choses pour n’être pas forcé d’en pleurer, comme il est écrit quelque part.
10 février 1886