Guy de Maupassant : Autour d’Oran. Texte publié dans Le Gaulois du 26 juillet 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre La province d’Oran du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 22 avril 2020.

Autour d’Oran

Plus on approche du centre de l’insurrection, moins on en entend parler. C’est toujours l’histoire des bâtons flottants. À Paris, on ne s’occupe que de Bou-Amama. À Alger, on n’en parle guère ; à Oran on n’en parle plus.
Il existe pourtant, ce chef arabe ; il me fait l’effet d’un impresario fort habile. C’est un metteur en scène de premier ordre.
Mais voyons d’abord le pays.
D’Alger à Oran, c’est l’Afrique, l’Afrique vraie, nue, brûlante, terrible. Le train suit l’immense vallée du Chélif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place, une plaine démesurée s’ouvre bornée là-bas, à l’horizon presque invisible, par la ligne effacée de la montagne. Puis, sur les crêtes incultes et grises, de place en place, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent comme des œufs énormes pondus là par des oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d’Allah.
Dans la plaine jaune, sans fin, quelquefois, on aperçoit un bouquet d’arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent filer le convoi et, tout près de là, de petites tentes rondes d’où sortent des soldats barbus. C’est un hameau d’agriculteurs protégé par un détachement de ligne, car l’insurrection couve partout, dit-on. Puis, dans l’étendue de sable illimitée on distingue, si loin, si loin, qu’on le voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel. Est-ce un feu allumé ? Non, c’est un Arabe à cheval qui soulève la poussière fine et brûlante ; et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous presque imperceptible.
De temps en temps, des villages ou bien des campements d’indigènes. On les découvre à peine, ces villages. Auprès d’un torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire), des huttes de toile brune entourées de broussailles sèches se confondent avec la couleur monotone du sol. Sur le remblai de la ligne, un homme à peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui.
Plus loin, c’est une troupe de nomades en marche. La caravane s’avance dans la poussière jaune, laissant un nuage derrière elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des ânes ou des petits chevaux ; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d’une allure infiniment noble.
Et c’est ainsi toujours. Aux haltes du train, d’heure en heure, un village européen se montre : quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de la Garenne, quelques arbres brûlés alentour, dont l’un porte des drapeaux tricolores, souvenir du 14 juillet, et un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aux gendarmes de Rueil et de Bougival.

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Puis on arrive à Oran, vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que française.
Comme je vais aller vers le Sud, à Saïda, et Géryville même (si c’est possible), enfin dans tous les pays révoltés, il n’est peut-être pas inutile de dire quelques mots de cette insurrection dont on fait à Paris beaucoup trop de bruit.
Les faits sont simples. Une grande agitation religieuse remuait depuis longtemps toutes ces contrées. Le soulèvement devait avoir lieu cette année. Un fait, la famine, l’a, en même temps, précipité et circonscrit.
Rien ne peut donner une idée de l’intolérable situation que nous faisons aux Arabes. Le principe de la colonisation française consiste à les faire crever de faim. Quand ils se révoltent, nous pardonnons trop vite peut-être. Mais que faire ? Nous sommes 300 000 Européens contre près de 3 000 000 d’indigènes, nous n’avons pas dans l’intérieur un colon pour cent Arabes !
Quand ils sont sages, nous les affamons.
La famine est donc venue cette année, une famine affreuse, complète. C’était la mort pour des milliers d’hommes. Il n’a pour ainsi dire pas plu ici depuis plus d’un an.
Alors, un exalté et un ambitieux, ce Bou-Amama (Amama semble être, enfin, l’orthographe indiscutable de ce surnom arabe) est venu, courant les douars, chauffant les esprits, ne mangeant qu’en cachette, se disant l’envoyé de Dieu. Et il a levé des cavaliers.
On sait l’histoire des massacres de Saïda, l’évacuation des champs d’alfa, les razzias des fermes et la déroute du colonel Innocenti, dont les approvisionnements sont restés aux mains des révoltés.
C’est que les rebelles ne se battent aujourd’hui que pour les vivres, ou plutôt pour vivre.
Les tribus du Tell, au contraire, qui se seraient infailliblement jointes à l’insurrection par fanatisme religieux, n’ont pas bougé, pourquoi ? Parce qu’elles ne peuvent pas emporter d’approvisionnements. Chez elles, elles parviennent à ne pas mourir de faim, grâce au voisinage des villes. Mais pour gagner le désert, il faut de longs convois permettant de subsister longtemps.
Donc, l’insurrection est circonscrite à quelques tribus ; il est juste d’ajouter que les mesures vexatoires employées par le gouvernement général contre certaines autres tribus augmentent tous les jours le nombre de révoltés.
Ainsi l’affaire dont on s’occupe le plus en ce moment est la défection des Rezaïnas. On les a chassés de chez eux sous prétexte de sécurité ; on les a poussés à bout et affamés. Ils sont partis vers le désert avec leurs trois mille chameaux. Puis de là ils ont écrit pour demander l’aman, arguant qu’ils ne s’étaient pas révoltés, qu’ils n’avaient commis aucune action contraire à nos lois, qu’ils demeuraient nos sujets dévoués, mais demandant à rentrer chez eux, refusant de mourir de faim, réclamant simplement ce qui est un droit pour tous, la vie. Et, même ici, on leur donne raison. Je sais des militaires, des hommes énergiques mais sages, qui m’ont dit : « Ils ont raison, ces gens, mille fois raison. » Et, si le gouvernement ne cède pas, voici quelques centaines de cavaliers de plus pour suivre Bou-Amama et piller nos convois de vivres.
Des hommes compétents affirment qu’en occupant les points d’eau, très rares dans le désert, on arrêterait immédiatement l’insurrection. L’affaire très brillante de Kreïder semble le prouver. L’ennemi n’a attaqué notre colonne que pour avoir de l’eau. Il s’est battu avec acharnement et sans succès, uniquement pour gagner la source que défendaient nos troupes.
En somme, tout se borne à une guerre de maraudeurs et de pillards affamés. Ils sont peu nombreux, mais hardis et désespérés comme des hommes poussés à bout. Mais comme le fanatisme s’en mêle, comme les marabouts travaillent sans repos la population, comme le gouvernement français semble accumuler les âneries, il se peut que cette simple révolte, insurrection religieuse avortée, devienne enfin une guerre générale que nous devrons surtout à notre impéritie et à notre imprévoyance.
26 juillet 1881