Guy de Maupassant : Les Oulad-Naïl. Texte publié dans Le Gaulois du 11 août 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre La province d’Alger du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 23 avril 2020.

Les Oulad-Naïl

Je viens de voir des choses étranges, des mœurs d’Afrique dans leur simplicité brutale. Le sujet est difficile ; je le raconterai cependant. Je prie ceux qui me liront de ne point oublier que les règles de la morale changent souvent avec les latitudes, et que c’est le devoir d’un voyageur de ne reculer devant aucun spectacle.

*

Il est en Algérie, une tribu, celle des Oulad-Naïl, qui diffère absolument des autres. L’Arabe, ordinairement, ne montre jamais ses femmes, n’en parle jamais, et si, les rencontrant, vous semblez les effleurer seulement du regard, devant l’époux, si vous commettez l’imprudence de demander à un cheikh des nouvelles de ses compagnes, vous l’outragez mortellement. Les Oulad-Naïl, au contraire, fournissent des courtisanes à tout le nord de l’Afrique. Dès que leurs filles sont nubiles, et même sans attendre cette époque, ils les expédient par troupeaux dans tous les grands centres arabes. Aussitôt arrivées, elles s’installent et commencent leurs opérations. Elles ont un costume particulier, une danse particulière, un type particulier. Elles sont les Oulad-Naïl ; partout on les connaît et on les reconnaît. On ne les méprise pas ; elles amassent leur dot ; c’est la coutume des Oulad-Naïl ; c’est honorable chez elles.
Je viens de voir ces beautés arabes dans un des centres où elles opèrent, à Boukhari. Tout dans ce voyage m’a semblé superbe et nouveau, je le dirai d’un bout à l’autre.
Quand on regarde l’Atlas de l’immense plaine de Mitidja, on aperçoit une coupure gigantesque qui fend la montagne dans la direction du sud. C’est comme si un coup de hache l’eût ouverte. Cette trouée s’appelle la gorge de la Chiffa. C’est par là que passe la route de Médéah, de Boukhari et de Laghouat.
On entre dans la coupure du mont ; on suit la mince rivière, la Chiffa ; on s’enfonce dans la gorge étroite, sauvage et boisée.
Partout des sources. Les arbres gravissent les pentes à pic, s’accrochent partout, semblent monter à l’escalade.
Le passage se rétrécit encore. Les rochers droits vous menacent ; le ciel apparaît comme une bande bleue entre les sommets ; puis soudain, dans un brusque détour, une petite auberge se montre à la naissance d’un ravin couvert d’arbres. C’est l’auberge du Ruisseau-des-Singes.
Devant la porte, l’eau chante dans les réservoirs ; elle s’élance, retombe, emplit ce coin de fraîcheur, fait songer aux calmes vallons suisses. On se repose, on s’assoupit à l’ombre ; mais soudain, sur votre tête, une branche remue ; on se lève — alors dans toute l’épaisseur du feuillage c’est une fuite précipitée de singes, des bondissements, des dégringolades, des sauts et des cris.
Il y en a d’énormes et de tout petits, des centaines, des milliers peut-être. Le bois en est rempli, peuplé, fourmillant. Quelques-uns, captivés par les maîtres de l’auberge, sont caressants et tranquilles. Un tout jeune, pris l’autre semaine, reste un peu sauvage encore.
Sitôt que l’on demeure immobile, ils approchent, vous guettent, vous observent. On dirait que le voyageur est la grande distraction des habitants de ce vallon. Dans certains jours, pourtant, on n’en aperçoit pas un seul.
Après l’auberge du Ruisseau-des-Singes, la vallée s’étrangle encore ; et soudain, à gauche, deux grandes cascades s’élancent presque du sommet du mont : deux cascades claires, deux rubans d’argent. Si vous saviez comme c’est doux à voir, des cascades, sur cette terre d’Afrique ! On monte, longtemps, longtemps. La gorge est moins profonde, moins boisée. On monte encore, la montagne se dénude peu à peu ; ce sont des champs à présent ; et, quand on parvient au faîte, on rencontre des chênes, des saules, des ormeaux, les arbres de nos pays ; puis on traverse Médéah, blanche petite ville, toute pareille à une sous-préfecture d’Europe.
C’est après Médéah que recommencent ces furieux ravages du soleil. On franchit une forêt pourtant, mais une forêt maigre, pelée, montrant partout la peau brûlante de la terre bientôt vaincue. C’est le vrai pays du vautour au cou rongé. Comme je regardais sous moi une vallée nue où pas un arbuste n’eût poussé, une grande ombre, une tache noire et mobile la parcourait lentement. Elle était, cette ombre, la vraie, la seule habitante de ce lieu sans vie, et je n’eus pas besoin de lever les yeux pour le reconnaître, le grand dépeceur de charognes, le vautour maigre qui planait sur son domaine, au-dessus de cet autre maître du vaste pays qu’il tue, le soleil, ce dur soleil.
Quand on descend vers Boukhari, on découvre, à perte de vue, l’interminable vallée du Chelif. C’est, dans toute sa hideur, la misère, la jaune misère de la terre. Elle semble loqueteuse comme un vieux pauvre Arabe, cette vallée que parcourt l’ornière sale du fleuve sans eau, bu jusqu’à sa lie par le feu du ciel. Cette fois, il a tout vaincu, tout dévoré, tout pulvérisé, tout calciné, ce feu qui remplace tout, remplit l’horizon.
Quelque chose vous passe sur le front : ailleurs ce serait du vent, ici c’est du feu. Quelque chose flotte là-bas sur les côtes terreuses, ailleurs, ce serait une brume ; ici c’est du feu, ou plutôt de la chaleur visible. Si le sol n’était point déjà calciné jusqu’aux os, cette étrange buée rappellerait la petite fumée qui s’élève des chairs vives brûlées au fer rouge. Et tout cela a une couleur étrange, aveuglante et pourtant veloutée, la couleur du sable chaud auquel semble se mêler une nuance un peu violacée, tombée du ciel en fusion.
Point d’insectes dans cette poussière de terre. Quelques grosses fourmis seulement. Les mille petites bêtes qu’on voit chez nous sont mortes dans cette fournaise. En certains jours torrides, les mouches elles-mêmes meurent comme au retour des froids, dans le nord. C’est à peine si on peut élever des poules. Et voilà que depuis trois ans, les dernières sources tarissent. Et le tout-puissant soleil semble rire de son immense victoire.

*

Cependant, voici quelques arbres, quelques pauvres arbres. C’est Boghar, à droite, au sommet d’un mont poudreux.
À gauche, dans un repli rocheux, couronnant un monticule et à peine distinct du sol, tant il en a pris la coloration monotone, un grand village se dresse sur le ciel, c’est le ksar de Boukhari.
Au pied du cône de poussière qui porte ce vaste village arabe, quelques maisons sont cachées dans le mouvement de la colline ; elles forment la commune mixte.
Boukhari est habité par un grand nombre d’Oulad-Naïl.
Quand on monte pendant le jour au village arabe, on est saisi de stupéfaction à la première rencontre de ces femmes.
Les rues populeuses sont pleines d’Arabes couchés en travers des portes, en travers de la route, accroupis, causant à voix basse ou dormant. Partout leurs vêtements flottants et blancs semblent augmenter la blancheur unie des maisons. Point de taches, tout est blanc ; et soudain une femme apparaît, debout sur une porte, avec une large coiffure qui semble d’origine assyrienne, et surmontée d’un diadème d’or.
Elle porte une longue robe rouge éclatante ; ses bras et ses chevilles sont cerclés de bracelets admirables ; et sa figure aux lignes droites est tatouée d’étoiles bleues.
Puis en voici d’autres, beaucoup d’autres, avec la même coiffure monumentale : une montagne carrée qui laisse pendre de chaque côté une grosse tresse tombant jusqu’au bas de l’oreille, puis relevée en arrière pour se perdre de nouveau dans la masse opaque des cheveux. Et toujours des diadèmes dont quelques-uns sont princiers. La poitrine est noyée sous les colliers, les médailles, les fins bijoux ; et deux fortes chaînettes d’argent font tomber jusqu’au bas-ventre une grosse serrure de même métal, curieusement ciselée à jour et dont la clef pend au bout d’une autre chaîne.
Quelques-unes de ces filles n’ont encore que de minces bracelets. Elles débutent. Les autres, les anciennes, portent sur elles quelquefois pour dix ou quinze mille francs de bijoux. J’en ai vu une dont le collier était formé de huit rangées de pièces de vingt francs. Elles gardent ainsi leur fortune, leurs économies, laborieusement gagnées. Les anneaux de leurs chevilles sont en argent pur et d’un poids surprenant ; en effet, dès qu’elles possèdent en pièces d’argent la valeur de deux ou trois cents francs, elles les donnent à fondre aux bijoutiers mozabites, qui leur rendent alors ces anneaux ciselés, ou ces serrures symboliques, ou ces chaînes, ou ces larges bracelets. Les diadèmes qui les couronnent sont obtenus de la même façon.
Mais c’est le soir qu’il faut les voir, quand elles dansent au café arabe.
Le village est silencieux. Des formes blanches gisent étendues le long des maisons. La nuit brûlante est criblée d’étoiles ; et ces étoiles d’Afrique brillent d’une clarté que je ne leur connaissais pas, une clarté de diamants de feu, palpitante, vivante, aiguë.
Tout à coup, au détour d’une rue, un bruit vous frappe, une musique sauvage et précipitée, un grondement saccadé de tambours de basque que domine la clameur aigre, continue, abrutissante, assourdissante et féroce, d’une flûte qu’emplit de son souffle infatigable un grand diable à la peau cirée, le maître de l’établissement.
Devant la porte, un monceau de burnous, un paquet d’Arabes, qui regardent sans entrer et qui forment une grande lueur mouvante sous la clarté de l’intérieur qui les frappe.
Au-dedans, des files d’êtres immobiles et blancs assis sur des planches, le long des murs blancs, sous un toit très bas. Et par terre, accroupies, avec leurs oripeaux flamboyants, leurs éclatants bijoux, leurs faces tatouées, leurs hautes coiffures à diadèmes qui rappellent les bas-reliefs égyptiens, les Oulad-Naïl attendent.
Nous entrons. Personne ne bouge. Alors, pour nous asseoir, et selon l’usage, on saisit les Arabes, on les bouscule, on les rejette de leurs bancs ; et ils s’en vont, impassibles. D’autres se tassent pour leur faire place.
Sur une estrade, au fond, les quatre tambourineurs avec des poses extatiques battent frénétiquement la peau tendue des instruments ; et le maître, le grand nègre, se promène d’un pas majestueux, en soufflant furieusement dans sa flûte enragée, sans un repos, sans une défaillance d’une seconde.
Alors, deux Oulad-Naïl se lèvent, vont se placer aux extrémités de l’espace laissé libre entre les bancs et elles se mettent à danser. Leur danse est une marche douce que rythme un coup de talon faisant sonner les anneaux des pieds. À chacun de ces coups, le corps entier fléchit dans une sorte de boiterie méthodique et leurs mains, élevées et tendues à la hauteur de l’œil, se retournent doucement à chaque retour du sautillement, avec une vive trépidation, une secousse rapide des doigts. La face un peu tournée, rigide, impassible, figée, demeure étonnamment immobile, une face de sphinx, tandis que le regard oblique reste tendu sur les ondulations de la main, comme fasciné, hypnotisé, séduit par ce mouvement doux, que coupe sans cesse la brusque convulsion des doigts.
Elles vont ainsi, l’une vers l’autre. Quand elles se rencontrent, leurs mains se touchent ; elles semblent frémir ; leurs tailles se renversent, laissant traîner un grand voile de dentelle qui va de la coiffure aux pieds. Elles se frôlent, cambrées en arrière, comme pâmées dans un joli mouvement de colombes amoureuses ; le grand voile bat comme une aile ; puis, redressées soudain, redevenues impassibles, elles se séparent ; et chacune continue jusqu’à la ligne des spectateurs son glissement lent et boitillant.
Toutes ne sont point jolies ; mais toutes sont singulièrement étranges. Et rien ne peut donner l’idée exacte de ces Arabes accroupis au milieu desquels passent, de leur allure calme et scandée, ces filles couvertes d’or et d’étoiles flamboyantes.
Quand elles ont gagné leur dot (les unes amassent jusqu’à vingt mille francs), elles retournent dans leur pays. On fête à coups de fusil la revenue ; la poudre chante en raison de la fortune faite, et elles se marient plus ou moins noblement, toujours selon la valeur qu’elles ont su tirer de leurs charmes.
11 août 1881