Guy de Maupassant : La Sicile. Texte publié dans Le Figaro du 13 mai 1885. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Sicile du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 25 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

La Sicile

PALERME

On est convaincu, en France, que la Sicile est un pays sauvage, qu’il est difficile et même dangereux à visiter. De temps en temps, un voyageur qui passe pour un excentrique, s’aventure jusqu’à Palerme, et il revient en déclarant que c’est une ville très intéressante. Et voilà tout. En quoi Palerme et la Sicile tout entière sont-elles intéressantes, on ne le sait pas au juste chez nous. À la vérité, il n’y a là qu’une question de mode. Cette île, perle de la Méditerranée, n’est point au nombre des contrées qu’il est d’usage de parcourir, qu’il est de bon goût de connaître, qui font partie, comme l’Italie, de l’éducation d’un homme bien élevé.
À deux points de vue cependant la Sicile devrait attirer les voyageurs, car ses beautés naturelles et ses beautés artistiques sont aussi particulières que remarquables. On sait combien est fertile et mouvementée cette terre, qui fut appelée le grenier de l’Italie, que tous les peuples envahirent et possédèrent l’un après l’autre, tant fut violente leur envie de la posséder, qui fit se battre et mourir tant d’hommes, comme une belle fille ardemment désirée. C’est, autant que l’Espagne, le pays des oranges, le sol fleuri dont l’air, au printemps, n’est qu’un parfum ; et elle allume, chaque soir, au-dessus des mers, le fanal monstrueux de l’Etna, le plus grand volcan d’Europe.
Mais ce qui fait d’elle, avant tout, une terre indispensable à voir et unique au monde, c’est qu’elle est, d’un bout à l’autre, un étrange et divin musée d’architecture.
L’architecture est morte aujourd’hui, en ce siècle encore artiste, cependant, mais qui semble avoir perdu le don de faire de la beauté avec des pierres, le mystérieux secret de la séduction par les lignes, le sens de la grâce dans les monuments. Nous paraissons ne plus comprendre, ne plus savoir que la seule proportion d’un mur peut donner à l’esprit la même sensation de joie artistique, la même émotion secrète et profonde qu’un chef-d’œuvre de Rembrandt, de Velasquez ou de Véronèse.
La Sicile a eu ce bonheur d’être possédée tour à tour par des peuples féconds, venus tantôt du Nord et tantôt du Sud, qui ont couvert son territoire d’œuvres infiniment diverses où se mêlent d’une façon inattendue et charmante les influences les plus contraires. De là est né un art spécial, inconnu ailleurs, où domine l’influence arabe, au milieu des souvenirs grecs, et même égyptiens, où les sévérités du style gothique apporté par les Normands sont tempérées par la science admirable de l’ornementation et de la décoration byzantines.
Et c’est un bonheur délicieux de rechercher dans ces exquis monuments la marque spéciale de chaque art, de discerner tantôt le détail venu d’Égypte, comme l’ogive lancéolée qu’apportèrent les Arabes, les voûtes en relief, ou plutôt en pendentifs qui ressemblent aux stalactites des grottes marines, tantôt le pur ornement byzantin, ou les belles frises gothiques qui éveillent soudain le souvenir des hautes cathédrales des pays froids, dans ces églises un peu basses construites aussi par des princes normands.
Quand on a vu tous ces monuments qui ont, bien qu’appartenant à des époques et à des genres différents, un même caractère, une même nature, on peut dire qu’ils ne sont ni gothiques, ni arabes, ni byzantins, mais siciliens ; on peut affirmer qu’il existe un art sicilien et un style sicilien, toujours reconnaissable et partout reconnaissable, et qui est assurément le plus charmant, le plus varié, le plus coloré et le plus rempli d’imagination de tous les styles d’architecture.
C’est également en Sicile qu’on retrouve les plus magnifiques et les plus complets échantillons de l’architecture grecque antique, au milieu de paysages incomparablement beaux.

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On part de Naples vers cinq heures du soir pour arriver à Palerme vers dix heures du matin. On demeure surpris, en quittant le bateau, par le mouvement et la gaieté de cette grande ville de deux cent cinquante mille habitants, pleine de boutiques et de bruit, moins agitée que Naples, bien que tout aussi vivante. Et d’abord on s’arrête devant la première charrette aperçue. Ces charrettes, de petites boîtes carrées haut perchées sur des roues jaunes, sont décorées de peintures naïves et bizarres qui représentent des faits historiques ou particuliers, des aventures de toute espèce, des combats, des rencontres de souverains, mais surtout les batailles de Napoléon Ier et des Croisades. Une singulière découpure de bois et de fer les soutient sur l’essieu, et les rayons de leurs roues sont ouvragés aussi. La bête qui les traîne porte un pompon sur la tête et un autre au milieu du dos, et elle est vêtue d’un harnachement coquet et coloré, chaque morceau de cuir étant garni d’une sorte de laine rouge et de menus grelots. Ces voitures peintes passent par les rues, drôles et différentes, attirent l’œil et l’esprit, se promènent comme des rébus qu’on cherche toujours à deviner.
La forme de Palerme est très particulière. La ville, couchée au milieu d’un vaste cirque de montagnes nues, d’un gris bleu nuancé parfois de rouge, est divisée en quatre parties par deux grandes rues droites qui se coupent en croix au milieu. De ce carrefour on aperçoit par trois côtés la montagne, là-bas au bout de ces immenses corridors de maisons, et par le quatrième, on voit la mer, une tache bleue, d’un bleu cru, qui semble tout près, comme si la ville était tombée dedans.
Un désir hantait mon esprit en ce jour d’arrivée. Je voulus voir la chapelle Palatine, qu’on m’avait dit être la merveille des merveilles.
La chapelle Palatine, la plus belle qui soit au monde, le plus surprenant bijou religieux rêvé par la pensée humaine et exécuté par des mains d’artiste, est enfermée dans la lourde construction du palais royal, ancienne forteresse construite par les Normands.
Cette chapelle n’a point de dehors. On entre dans le palais où l’on est frappé tout d’abord par l’élégance de la cour intérieure entourée de colonnes. Un bel escalier à retours droits fait une perspective d’un grand effet inattendu ; en face de la porte d’entrée, une autre porte, crevant le mur du palais et donnant sur la campagne lointaine, ouvre soudain un horizon étroit et profond, semble jeter l’esprit dans des pays infinis et dans des songes illimités, par ce trou cintré qui prend l’œil, et l’emporte irrésistiblement vers la cime bleue du mont aperçu là-bas, si loin, si loin, au-dessus d’une immense plaine d’orangers.
Quand on pénètre dans la chapelle, on demeure d’abord saisi comme en face d’une chose surprenante dont on subit la puissance avant de l’avoir comprise. La beauté colorée et calme, pénétrante et irrésistible de cette petite église qui est le plus absolu chef-d’œuvre imaginable vous laisse immobile devant ces murs couverts d’immenses mosaïques à fond d’or, luisant d’une clarté douce éclairant le monument entier d’une lumière sombre, entraînant aussitôt la pensée en des paysages bibliques et divins où l’on voit, debout dans un ciel de feu, tous ceux qui furent mêlés à la vie de l’Homme-Dieu.

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Ce qui fait si violente l’impression produite par ces monuments siciliens, c’est que l’art de la décoration y est plus saisissant au premier coup d’œil que l’art de l’architecture. L’harmonie des lignes et des proportions n’est qu’un cadre à l’harmonie des nuances.
On éprouve en entrant dans nos cathédrales gothiques une sensation sévère, presque triste. Leur grandeur est imposante, leur majesté frappe, mais ne séduit pas. Ici on est conquis, ému, par ce quelque chose de presque sensuel que la couleur ajoute à la beauté des formes.
Les hommes qui conçurent et exécutèrent ces églises lumineuses, et sombres pourtant, avaient certes une idée tout autre du sentiment religieux que les architectes des cathédrales allemandes ou françaises ; et leur génie spécial s’inquiéta surtout de faire entrer le jour dans ces nefs si merveilleusement décorées de façon qu’on ne le sentît pas, qu’on ne le vît point, qu’il s’y glissât, qu’il effleurât seulement les murs, qu’il y produisît des effets mystérieux et charmants, et que la lumière semblât venir des murailles elles-mêmes, des grands ciels d’or peuplés d’apôtres.
La chapelle Palatine, construite en 1132 par le roi Roger II, dans le style gothique normand, est une petite basilique à trois nefs. Elle n’a que 33 mètres de long et treize mètres de large, c’est donc un joujou, un bijou de basilique.
Deux lignes d’admirables colonnes de marbre, toutes différentes de couleur, conduisent sous la coupole, d’où vous regarde un Christ colossal, entouré d’anges aux ailes déployées. La mosaïque qui forme le fond de la chapelle latérale de gauche est un saisissant tableau. Elle représente saint Jean prêchant dans le désert. On dirait un Puvis de Chavannes plus coloré, plus puissant, plus naïf, moins voulu, fait dans des temps de foi violente par un artiste inspiré. L’apôtre parle à quelques personnes. Derrière lui, le désert, et, tout au fond, quelques montagnes bleuâtres, de ces montagnes aux lignes douces et perdues dans une brume, que connaissent bien tous ceux qui ont parcouru l’Orient. Au-dessus du Saint, autour du Saint, derrière le Saint, un ciel d’or, un vrai ciel de miracle où Dieu semble présent.
En revenant vers la porte de sortie, on s’arrête sous la chaire, un simple carré de marbre roux, entouré d’une frise de marbre blanc incrustée de menues mosaïques, et porté sur quatre colonnes finement ouvragées. Et on s’émerveille de ce que peut faire le goût, le goût pur d’un artiste, avec si peu de chose.
Tout l’effet admirable de ces églises vient, d’ailleurs, du mélange et de l’opposition des marbres et des mosaïques. C’est là leur marque caractéristique. Tout le bas des murs, blanc et orné seulement de petits dessins, de fines broderies de pierre, fait ressortir puissamment, par le parti pris de simplicité, la richesse colorée des larges sujets qui couvrent le dessus.
Mais on découvre même dans ces menues broderies qui courent comme des dentelles de couleur sur la muraille inférieure des choses délicieuses grandes comme le fond de la main : ainsi deux paons qui, croisant leurs becs, portent une croix.

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On retrouve dans plusieurs églises de Palerme ce même genre de décoration. Les mosaïques de la Martorana sont même peut-être d’une exécution plus remarquable que celles de la chapelle Palatine, mais on ne peut rencontrer dans aucun monument l’ensemble merveilleux qui rend unique ce chef-d’œuvre divin.
Je reviens lentement à l’hôtel des Palmes qui possède un des plus beaux jardins de la ville, un de ces jardins de pays chauds rempli de plantes énormes et bizarres. Un voyageur assis sur un banc me raconte en quelques instants toutes les aventures de l’hiver, puis il remonte aux histoires des années passées, et il dit, dans une phrase :
— C’était au moment où Wagner habitait ici.
Je m’étonne :
— Comment ici, dans cet hôtel ?
— Mais oui. C’est ici qu’il a écrit les dernières notes de Parsifal et qu’il en a corrigé les épreuves.
Et j’apprends que l’illustre maître allemand a passé à Palerme un hiver tout entier, et qu’il a quitté cette ville quelques mois seulement avant sa mort. Comme partout, il a montré ici son caractère intolérable, son invraisemblable orgueil, et il a laissé le souvenir du plus insociable des hommes.
J’ai voulu voir l’appartement occupé par ce musicien génial, car il me semblait qu’il avait dû y mettre quelque chose de lui, et que je retrouverais un objet qu’il aimait, un siège préféré, la table où il travaillait, un signe quelconque indiquant son passage, la trace d’une manie ou la marque d’une habitude.
Je ne vis rien d’abord qu’un bel appartement d’hôtel. On m’indiqua les changements qu’il y avait apportés, on me montra, juste au milieu de la chambre, la place du grand divan où il entassait les tapis brillants et brodés d’or.
Mais j’ouvris la porte de l’armoire à glace.
Un parfum délicieux et puissant s’envola comme la caresse d’une brise qui aurait passé sur un champ de rosiers.
Le maître de l’hôtel qui me guidait me dit : « C’est là-dedans qu’il serrait son linge après l’avoir mouillé d’essence de roses. Cette odeur ne s’en ira jamais maintenant. »
Je respirais cette haleine de fleurs, enfermée en ce meuble, oubliée là, captive ; et il me semblait y retrouver, en effet, quelque chose de Wagner, dans ce souffle qu’il aimait, un peu de lui, un peu de son désir, un peu de son âme, dans ce rien des habitudes secrètes et chères qui font la vie intime d’un homme.
13 mai 1885