Guy de Maupassant : Par-delà. Texte publié dans Gil Blas du 10 juin 1884.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Par-delà

Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s’amusent, ceux qui sont contents.
Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis, tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils entendent.
Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu des enfants. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de distractions.
Ils ne s’ennuient ni les uns ni les autres.
La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.
Mais d’autres hommes, parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.
Dès qu’ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu’attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.
Heureux ceux qui ne connaissent pas l’écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées ; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, les mêmes meubles, le même horizon, le même ciel, de sortir par les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s’aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout lasse.
Faut-il que nous ayons l’esprit lent, fermé, et peu exigeant pour nous contenter de ce qui est ? Comment se fait-il que le public du monde n’ait pas encore crié : « Au rideau ! », n’ait pas demandé l’acte suivant avec d’autres êtres que l’homme, d’autres formes, d’autres fêtes, d’autres plantes, d’autres astres, d’autres inventions, d’autres aventures ?
Vraiment personne n’a donc encore éprouvé la haine du visage humain toujours pareil, la haine du chien qui rôde par les rues, la haine surtout du cheval, animal horrible monté sur quatre perches et dont les pieds ressemblent à des champignons.
C’est de face qu’il faut voir un être pour en juger la plastique. Regardez de face un cheval, cette tête informe, cette tête de monstre plantée sur deux jambes minces, noueuses et grotesques ! Et quand elles traînent des fiacres jaunes, ces affreuses bêtes, elles deviennent des visions de cauchemar.
Où fuir pour ne plus voir ces choses vivantes ou immobiles, pour ne pas recommencer toujours, toujours, tout ce que nous faisons, pour ne plus parler et pour ne plus penser ?

*

Vraiment nous nous contentons de peu. Est-ce possible que nous soyons joyeux, rassasiés ? Que nous ne nous sentions pas sans cesse ravagés par un torturant désir de nouveau, d’inconnu ?
Que faisons-nous ? À quoi se bornent nos satisfactions ?
Regardons les femmes surtout. Le plus grand mouvement de leur pensée consiste à combiner les couleurs et les plis des étoffes dont elles cacheront leur corps, pour le rendre désirable. Quelle misère !
Elles rêvent d’amour. Murmurer un mot, toujours le même, en regardant au fond des yeux un homme. Et voilà tout. Quelle misère !
Et nous, que faisons-nous ? Quels sont nos plaisirs ?
Il est, paraît-il, délicieux de se tenir d’aplomb sur le dos d’un cheval qui court, de le faire sauter par-dessus des barrières, de savoir lui faire exécuter des mouvements quelconques avec des pressions de genou ?
Il est, paraît-il, délicieux de parcourir les bois et les champs avec un fusil dans les mains et de tuer tous les animaux qui s’enfuient devant vos pas, les perdrix qui tombent du ciel en semant une pluie de sang, les chevreuils aux yeux si doux, qu’on aimerait caresser, et qui pleurent comme des enfants ?
Il est, paraît-il, délicieux de gagner ou de perdre de l’argent en échangeant, avec un autre homme, des petits cartons de couleur, suivant des règles acceptées ? On passe des nuits à ces jeux, on les aime d’une façon désordonnée !
Il est délicieux de sauter en cadence ou de tourner en mesure avec une femme entre les bras ? Il est délicieux de poser sa bouche sur les cheveux de cette femme, quand on l’aime, ou même sur le bord de ses vêtements ?
Voilà tous nos grands plaisirs ! Quelle misère !

*

D’autres hommes aiment les arts, la Pensée ! Comme si elle changeait, la pensée humaine !
La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les monotones paysages sans qu’ils ressemblent même jamais à la nature, à dessiner des hommes, toujours des hommes, en s’efforçant, sans y jamais parvenir, de leur donner l’aspect des vivants. On s’acharne ainsi, inutilement, pendant des années, à imiter ce qui est ; et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes da la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu’on a voulu tenter.
Pourquoi ces efforts ? Pourquoi cette imitation vaine ? Pourquoi cette reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? Misère !
Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des nuances. Toujours pourquoi ?
Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces hommes, qu’imiter l’homme ! Ils s’épuisent en un labeur stérile. Car l’homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable. Depuis que s’agite notre courte pensée, l’homme est le même ; ses sentiments, ses croyances, ses sensations, sont les mêmes, il n’a point avancé, il n’a point reculé, il n’a point remué. À quoi me sert d’apprendra ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures d’un roman ?
Ah ! si les poètes pouvaient traverser l’espace, explorer les astres, découvrir d’autres univers, d’autres êtres, varier sans cesse pour mon esprit la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des horizons inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces impuissants, que changer la place d’un mot, et me montrer mon image, comme les peintres. À quoi bon ?
Car la pensée de l’homme est immobile.
Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours. Nous sommes emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor.
Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits insignifiants au moyen d’instruments ridiculement imparfaits qui suppléent cependant un peu à l’incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un pauvre chercheur qui meurt à la peine, découvre que l’air contient un gaz encore inconnu, qu’on dégage une force impondérable, inexplicable et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap, que parmi les innombrables étoiles ignorées il s’en trouve une qu’on n’avait pas encore signalée dans le voisinage d’une autre vue et baptisée depuis longtemps. Qu’importe ?
Nos maladies viennent de microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent les microbes ? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils, d’où viennent-ils ?
Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !
Notre mémoire ne peut même pas contenir le dix millième des confuses et misérables observations faites par nos savants et enregistrées dans des livres. Nous ne savons même pas constater notre faiblesse et notre incapacité ; car, ne faisant que comparer l’homme à l’homme, nous mesurons mal son impuissance générale et définitive.
Il n’est pas de remède. Les uns voyagent. Ils ne verront jamais autre chose que des hommes, des arbres et des animaux.
C’est en voulant aller loin qu’on comprend bien comme tout est proche, et court et vide. — C’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini. — C’est en parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite et toujours pareille.
Heureux ceux dont les appétits sont proportionnés aux moyens, qui vivent satisfaits de leur ignorance et de leurs plaisirs, ceux que ne soulèvent point sans cesse des élans impétueux et vains vers l’au-delà, vers d’autres choses, vers l’immense mystère de l’Inexploré.
Heureux ceux qui s’intéressent encore à la vie, qui la peuvent aimer ou supporter.

*

Le romancier J. K. Huysmans, dans son livre stupéfiant, qui a pour titre À Rebours, vient d’analyser et de raconter de la façon la plus ingénieuse, la plus drôle et la plus imprévue, la maladie d’un de ces dégoûtés.
Son héros, Jean des Esseintes, ayant touché à tous les plaisirs, à toutes les choses réputées charmantes, à tous les arts, à tous les goûts, trouvant insipide la vie, odieuses les heures monotones et semblables, se fabrique, à force d’imagination et de fantaisie, une existence absolument factice, absolument cocasse, vraiment à rebours de tout ce qu’on fait ordinairement.

Voici d’abord, pour donner l’idée de l’état d’esprit de ce singulier personnage : « Il songeait simplement à se composer, pour son plaisir personnel et non plus pour l’étonnement des autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d’une façon rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée aux besoins de sa future solitude.

« ... Lorsqu’il ne resta plus qu’à déterminer l’ordonnance de l’ameublement et du décor, il passa de nouveau en revue la série des couleurs et des nuances.

« Ce qu’il voulait, c’étaient des couleurs dont l’expression s’affirmât aux lumières factices des lampes...

« Lentement il tira, un à un, les tons.

« ... Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement : le rouge, l’orangé, le jaune.

« À toutes, il préférait l’orangé, confirmant ainsi par son propre exemple, la vérité d’une théorie qu’il déclarait d’une exactitude presque mathématique : à savoir qu’une harmonie existe entre la nature sensuelle d’un individu vraiment artiste, et la couleur que ses yeux voient d’une façon plus spéciale et plus vive.

« En négligeant en effet le commun des hommes dont les grossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune des couleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de leurs nuances ; en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à la pompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes ; en ne conservant plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercées par la littérature et par l’art, il lui semblait certain que l’œil ce celui d’entre eux qui rêve d’idéal, qui réclame des illusions, sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle, pourvu toutefois qu’ils demeurent attendris, et ne dépassent pas la lisière où ils aliènent leur personnalité et se transforment en de purs violets et de francs gris.

« ... Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux, dont l’appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques, chérissent, presque tous, cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides : l’orangé. »

*

Alors, par une suite de transpositions, de tromperies voulues de l’œil, de l’odorat, de l’ouïe, du goût, Jean des Esseintes se procurait une série de sensations déplacées, à rebours, qui prenaient pour lui un charme subtil, raffiné, pervers, dans la déviation même des organes trompés et des instincts dévoyés.
Ainsi « le mouvement lui paraissait inutile (pour voyager) et l’imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits ».
Du moment que les vins habilement travaillés vendus dans les restaurants renommés, trompent les gourmets au point que le plaisir éprouvé par eux en dégustant ces breuvages altérés et factices est absolument identique à celui qu’ils goûteraient en savourant le vin naturel et pur, pourquoi ne pas transporter cette captieuse déviation, cet adroit mensonge dans le monde de l’intellect. Nul doute qu’on ne puisse alors, et aussi facilement que dans le monde matériel, jouir de chimériques délices, semblables en tous points aux vraies, et même beaucoup plus séduisantes pour un esprit désabusé, par cela même quelles sont factices. Donc, à son avis, il était possible de contenter les désirs réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l’objet poursuivi par ces désirs mêmes.
Alors commence une série d’expériences bizarres et cocasses.

« Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confiné dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l’exclusion de tel autre, quel monotone magasin de prairies et d’arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers ! »

Que fait-il ? Il voyage, par exemple, au moyen des odeurs :

« Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase sonore, ample, ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense.

« Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande, de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne “d’extrait de pré fleuri” ; puis, dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l’extrait de tilia de Londres... »

Avec des odeurs de produits chimiques il évoque une ville d’usines, des ports de mer avec des senteurs marines et goudronneuses : il rappelle les jardins en fleurs, change de latitude, fait naître en sa pensée « une nature démente et sublimée, pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l’hédiosmia de la Jamaïque aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré éventé par les lilas et les tilleuls ».

*

Je ne pourrais tenter l’analyse complète du livre de Huysmans, de ce livre extravagant et désopilant, plein d’art, de fantaisie bizarre, de style pénétrant et subtil, de ce livre qu’on pourrait appeler « l’histoire d’une névrose ».
Mais pourquoi donc ce névrosé m’apparaîtrait-il comme le seul homme intelligent, sage, ingénieux, vraiment idéaliste et poète de l’univers, s’il existait ?
10 juin 1884