Guy de Maupassant : Madame Pasca. Texte établi à partir de l’article Madame Pasca paru dans Le Gaulois du 19 décembre 1880. Publié ensuite dans le recueil Les actrice de Paris (pp. 89-92), fascicule n° 23, paru en novembre 1882 aux Éditions H. Launette.
Mis en ligne le 4 avril 2020.

Madame Pasca

Mme Pasca a, parmi les actrices contemporaines, une physionomie particulière. C’est l’artiste femme du monde.
On dirait d’ailleurs qu’une sorte de liaison s’est établie entre elle et les gens du monde, sur qui elle exerce indubitablement une attirance particulière. Ils la chérissent ; elle est leur actrice préférée ; elle a ses clients enfin, ses clients fidèles, qui tous appartiennent à ce qu’on est convenu d’appeler « les hautes classes ».
Aussi, ses grands succès, en France comme en Russie, ont-ils toujours été des succès mondains, on pourrait dire des succès d’élite, et non point des succès de populaire, de masse.
En Russie, cette particularité fut marquée et remarquée d’une façon particulière. Tandis que Mme Pasca comptait parmi ses admirateurs frénétiques et constants l’empereur, l’impératrice, les grands-ducs, les grandes-duchesses, et derrière eux les hauts personnages de tout ordre qui venaient régulièrement l’applaudir, remportait dans toute cette société princière un triomphe prodigieux tel qu’on n’en connaît guère chez nous, sa camarade, Mlle Delaporte, régnait en souveraine sur la bourgeoisie, sur toute la société moyenne de Pétersbourg qui lui fit aussi d’éclatants succès.
Mme Pasca est d’ailleurs parmi les très rares actrices devant qui s’ouvrent toutes les portes.
En 1875, son portrait par Bonnat, le meilleur portrait peut-être de ce maître peintre, souleva une vive admiration.
Elle y est debout dans une robe blanche toute simple, avec le front saillant et puissant, la bouche volontaire, l’œil noir, le teint d’une blancheur mate et ces cheveux qu’on appelle « aile de corbeau » tant ils paraissent sombres. Une boucle enroulée dessine un serpent sur la tempe droite.
Le bras nu sort de la robe dès l’épaule, et pend, irréprochable, gras et charmant.
Ce portrait donne absolument à la beauté de Mme Pasca son double caractère ; il est dramatique ; elle a l’air prête à sortir de la toile, à parler, à s’animer ; il est encore plein de grave distinction. C’est bien là l’artiste et la femme. La ressemblance en est parfaite d’ailleurs ; quiconque l’a vu connaît l’actrice. Il caractérise aussi son talent d’une façon complète.
C’est un talent grave, avant tout dramatique, bien qu’elle soit, quand elle le veut, une remarquable comédienne. Elle est une classique ; une classique du boulevard, si l’on veut, pour distinguer ce genre moderne du genre dix-septième siècle officié dans la maison de Molière, où la place de Mme Pasca serait marquée pourtant.
Quand elle a quelque rôle à créer, elle ne laisse rien au hasard, à l’improvisation, à l’exaltation du moment. Elle travaille lentement, avec soin, avec patience, elle bûche.
Ses professeurs ont été Delsarte et M. Régnier. Avec ce dernier elle a étudié Célimène, et le maître la jugeait parfaite. Un de ses triomphes en Russie a été dans le rôle de Fortunio, du Chandelier. Elle a joué, enfin, tout le répertoire des Français.
Sa carrière dramatique fut mouvementée.
C’est au Gymnase qu’elle débuta dans Héloïse Paranguet. La presse la couvrit de fleurs. Le public accourut et l’acclama ; elle fut désormais sacrée artiste de grande valeur. Les Parisiens n’oublieront plus son nom.
Puis, malgré son triomphe elle disparaît presque, ne revient sur la scène que quatre ou cinq fois en six ans comme si elle eût lutté contre un mauvais vouloir occulte.
Et dans toute sa carrière nous retrouvons ces singulières éclipses de Mme Pasca. Malgré l’empressement des journaux à lui rendre hommage, malgré le public qu’elle séduit, on ne lui donne presque jamais un grand rôle dans une bonne pièce.
En 1867, elle oblient un retentissant succès avec Les Idées de Mme Aubray. C’est là une de ses plus belles créations. En elle s’était étrangement incarnée cette espèce d’hallucinée rêvée par M. Dumas ; et sa parole vibrante, sa beauté grave, l’exaltation de son regard et de sa voix eurent sur la foule une action violente.
Seule, dans Séraphine elle sut dominer la cabale organisée, et elle s’y montra excellente.
Le concert unanime de louanges qui accueillit sa création de Fanny Lear fut mérité sans doute, mais peut-être exagéré. Si on consultait l’actrice à ce sujet, elle avouerait assurément qu’elle eut moins de mal qu’on ne le croirait à composer ce rôle, où l’accent anglais devait lui être un secours plutôt qu’une gène ; et qu’elle dut rencontrer des difficultés autrement pénibles quand elle composa le personnage si compliqué de la comtesse Romani.
Pour épuiser tout de suile la liste des grandes pièces où se paracheva sa réputation, rappelons : Fernande, Adrienne Lecouvreur et Le Demi-Monde.
Puis elle partit pour la Russie, où elle fit la plus belle campagne artistique qu’une actrice française ait jamais faite en ce pays.
Depuis qu’elle est de retour en France, elle a passé par le Vaudeville pour s’arrêter au Gymnase, où elle semble fixée jusqu’à ce qu’on la réclame aux Français.
Elle se montra dans plusieurs pièces qui n’eurent qu’un succès relatif, malgré leur valeur, comme Le Mariage d’Olympe, de M. Émile Augier, le maître du théâtre moderne.
Enfin elle vient d’obtenir un vrai triomphe dans Serge Panine, la remarquable pièce de M. Georges Ohnet.
Une anecdote pour finir.
Dans le vestibule de son appartement, un ours noir, énorme, semble garder la porte. À sa patte, il porte un anneau d’argent avec quelques mots gravés : « Tué par Mmes Nilsson et Pasca, le..., etc. »
Voici l’histoire de ce monstre.
Ces deux dames, alors qu’elles étaient ensemble en Russie, furent invitées à une grande chasse sur la route de Finlande.
Quand le jour fixé arriva, elles s’embusquèrent dans une forêt pleine de neige, au milieu d’un groupe de chasseurs.
Tout à coup un ours colossal paraît et s’avance en grondant. Mlle Nilsson épaule et tire la première. L’animal, blessé au cou, trébuche, s’abat, se relève. Mme Pasca, alors, d’une seule balle en plein cœur, l’étendit raide mort.