Guy de Maupassant : Les grandes passions. Texte publié dans le Tout-Paris du 17 décembre 1885.
Mis en ligne le 30 septembre 2001.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Les grandes passions

« Donc, madame, vous vous ennuyez ?
— Hélas oui, monsieur, affreusement !
— Et cela dure depuis longtemps ?
— Oh oui !
— Depuis un an ?
— Oui, à peu près.
— Vous avez été voir Georgette ?
— Oui.
— Est-ce bon ?
— Oh ! charmant, tout à fait charmant !
— Et Speranza ?
— J’ai vu également Speranza. C’est un délicieux ballet.
— Avez-vous lu Tartarin dans les Alpes ?
— Certainement, et le premier jour.
— Cela vous a plu ?
— Infiniment. Moi, d’abord, j’avais une passion pour Tartarin. Rien ne m’a jamais amusée autant que ce livre-là : c’est si drôle, si spirituel, si cocasse. Malgré toute l’admiration que j’ai pour les autres romans de Daudet, je préfère encore Tartarin, parce qu’il me fait rire aux larmes toutes les fois que je l’ouvre. Non, voyez-vous, jamais on n’a eu tant d’esprit. Et c’est si amusant de voir Tartarin dans les Alpes après l’avoir vu dans le désert !
— Donc, madame, vous avez passé un soir excellent en écoutant Georgette, un soir excellent en regardant Speranza, et un jour excellent en lisant Tartarin. Et vous prétendez vous ennuyer ?
— Mais oui, je m’ennuie ! Vous croyez donc que cela suffit pour occuper ma vie, d’avoir quelques heures d’agrément de temps en temps.
— Moi, madame, je trouve qu’il est fort rare d’obtenir non pas quelques heures, mais quelques minutes de distraction. Or, vendredi vous irez à Sapho. Vous lirez le lendemain le délicieux volume de nouvelles qu’Octave Mirbeau vient de publier : Lettres de ma Chaumière, et le lendemain encore L’Alpe homicide de Paul Hervieu ; et cela vous intéressera d’autant plus que vous retrouverez dans ce livre remarquable ces Alpes neigeuses où vient de se promener Tartarin. Et puis vous aurez d’autres spectacles et d’autres livres, et des dîners en ville, et des soirées, et mille choses diverses qui vous conduiront au printemps. Et vous prétendez vous ennuyer ?
— Mais oui, je m’ennuie. Vous êtes insupportable de ne pas me croire.
— Je vous crois, ma chère amie, seulement vous vous trompez de mot ; vous ne devriez pas dire : je m’ennuie, mais : je n’aime pas. Pour vous, tout se borne à l’amour. Aimer ou ne pas aimer, tout est là. Quand vous aimez, la terre devient un paradis terrestre, la vie un enchantement ; et quand vous n’aimez pas, l’univers et la vie redeviennent un enfer.
— C’est vrai, cela !
— Parbleu, si c’est vrai ! Et vous considérez l’amour comme la plus grande, la plus belle, la plus généreuse, la plus profonde, la plus puissante des passions.
— Mais oui. Certainement.
— Eh bien, ma chère amie, l’amour, en vérité, est la plus mesquine, la plus faible, la plus légère et la moins durable des fantaisies qui entraînent le cœur humain.
— Mon Dieu, que vous êtes bête !
— C’est possible ! Bête, mais juste. Raisonnons. On connaît la force d’une locomotive au nombre de wagons chargés qu’elle peut traîner, n’est-ce pas ? Et de même on peut mesurer la force d’une passion aux choses qu’elle peut faire accomplir à l’homme. Je dis que, sous tous les rapports, l’amour est inférieur aux autres passions.
« D’abord la qualité première d’une passion est la durée. Or, l’amour est essentiellement limité. Combien pourrait-on citer de cas où il ait persisté pendant une vie entière ? Il change de sujets plusieurs fois dans le cours d’une existence et s’arrête définitivement dès que les cheveux sont devenus blancs. C’est donc plutôt un appétit qu’une passion, un appétit qui varie suivant les âges et qui se porte sur plusieurs personnes.
« Or, ma chère amie, il me serait facile de prouver que le jeu a ruiné plus d’hommes que l’amour, et que l’alcool en a tué davantage. Donc, les cartes et l’ivrognerie sont deux passions supérieures.
« En effet, on ne peut rien faire de plus énergique, pour prouver un entraînement, que de donner son argent et sa vie, les deux choses les plus précieuses qui soient.
« Or, si la statistique nous prouve que l’homme se ruine plus volontiers, plus facilement pour le baccara que pour une jolie fille, qu’il résiste moins aux cartes qu’aux beaux yeux, qu’il est attiré plus irrésistiblement par les tripots que par les alcôves, et qu’il laisse plus passionnément ses derniers sous sur une table verte que dans les mains roses d’une femme, le doute ne nous est plus possible.
« Ceux qui se ruinent pour des femmes sont rares, bien rares, aujourd’hui, tandis que ceux qui se ruinent par le jeu sont nombreux.
« Quant à ceux qui se tuent par amour ou pour l’amour, on n’en voit guère. Ceux qui se tuent par l’alcool sont innombrables. Vous vous étonnerez, n’est-ce pas, ma chère amie, que deux bras ouverts n’aient pas autant d’attrait qu’un petit verre plein d’eau-de-vie ? Mais vous avouerez aussi que deux bras fermés sont un instrument de mort aussi prompt et aussi sûr, quand on s’y abandonne complètement, qu’un liquide jaune ou vert bu avec excès ? Or, du moment qu’on meurt davantage de la bouteille que du baiser... que conclure ?...
— Vous êtes tout à fait stupide ! On ne peut même pas répondre à de pareilles sottises.
— Je vais plus loin. Je dis que ces trois passions : l’alcool, le jeu et l’amour, réputées redoutables parce qu’elles sont dangereuses et qu’elles mènent à des catastrophes, sont bien moins vives en réalité, bien moins puissantes et bien moins intenses que la pêche à la ligne, la chasse et le billard !
— Taisez-vous. Vous m’exaspérez.
— Oh ! je vous comprends. Votre cœur de femme s’exalte pour les passions poétiques, accepte les passions dramatiques et s’indigne des passions inoffensives et bourgeoises, les plus tenaces, les plus vivaces, les plus absorbantes de toutes.
« Ma chère amie, cet homme calme, coiffé d’un chapeau de paille et assis au bord de l’eau où il fait tremper un bouchon au bout d’un fil, est le plus ardent des passionnés. Rien n’arrêtera son invincible amour, rien ! Le jour où Paris flambait incendié par la Commune, alors que le canon faisait trembler les murs, que les balles volaient par les rues comme des mouches, que les corps troués servaient de pavés aux rues, que les ruisseaux roulaient du sang au lieu d’eau, on compta quarante-sept hommes, quarante-sept sages ou quarante-sept fous, assis paisiblement le long des berges de la Seine, depuis le Point-du-Jour jusqu’aux Tuileries écroulées sous les flammes. Que leur importait Paris en feu, la Commune vaincue, la Patrie sanglante, la guerre civile après l’invasion prussienne, à ces hommes qui n’avaient d’attention que pour leur flotteur de liège ?
« La mort les menaçait de tous les côtés. Les balles sifflaient sur leurs têtes, et leur cœur battait d’espérance quand un goujon mordillait l’asticot !
« Je pourrais citer cent exemples aussi frappants.
« La chasse ! Quel est l’homme qui ferait pour une femme ou des femmes, durant toute sa vie, ce qu’un chasseur fait pour la chasse ?
« Songez aux voyages en carriole, par les nuits froides, pour aller tuer quelques lapins, aux autres nuits passées dans les marais, sous une hutte de paille ou de glace, aux pluies battantes reçues pendant des saisons entières, aux prodigieuses fatigues, aux mauvais repas des fermes, aux marches interminables.
« Est-il un amoureux qui supporterait cela pour sa maîtresse ? Est-il un joueur qui affronterait ces fatigues et ces privations pour aller tenir une banque au fond d’un bois ? Est-il un ivrogne qui ferait vingt lieues sous la grêle pour boire un verre de fine champagne, comme le fait un chasseur pour tirer une bécasse ?
— Alors ? Alors ? Alors ?
— Quant au billard ? Oh, le billard !
« L’homme pris par le billard ne voit plus la vie, la politique, l’art, la guerre, l’amour, que sous forme de trois billes d’ivoire, courant l’une après l’autre, dans un champ de drap vert ! Il divise l’humanité, non pas en hommes et en femmes, en militaires et en civils, en aristocrates et en démocrates, mais en êtres qui jouent ou qui ne jouent pas au billard. Vignaux est son pape, son pape majestueux, mystérieux, tout-puissant, surhumain ! Quand il boit, quand il mange, quand il marche, quand il se repose, quand il tousse, quand il se mouche, quand il rit, quand il pleure, quand il crache, quand il s’habille ou se déshabille, il ne pense qu’au billard, et il voit sans cesse, partout, les deux billes blanches et la bille rouge vagabondant sous la poussée d’une queue pointue, jouant une éternelle partie qui ne finira qu’au Jugement dernier !
« Il se lève, cet homme, pour aller à son estaminet, il y passe sa journée entière autour du meuble carré qui contient et limite tous ses désirs et toutes ses espérances, et il ne part qu’à l’heure obscure où le garçon le met dehors, en éteignant le dernier bec de gaz. Oh ! voilà une passion, ma chère amie !
— Mon cher, vous allez me forcer à vous mettre à la porte !
— Non, madame, je ne vous réduirai point à cette extrémité. Je m’en vais. Mais... écoutez. Vous croyez à la Providence, n’est-ce pas ?
— Certainement !
— Eh bien, je vais prier la Providence de vous envoyer ce que vous demandez, l’amour ! l’amour d’un homme. Mais de votre côté, ma chère amie, priez Dieu, votre Dieu, de m’accorder une grâce, une grâce infinie.
— Laquelle ?
— Vous ne devinez pas ? Voici. Je m’ennuie autant que vous, madame, et même plus, beaucoup plus ! Eh bien, suppliez le ciel de mettre en mon cœur, en mon pauvre cœur vide et sans espoir, l’amour... l’amour de la pêche à la ligne ou du billard ! C’est la seule grâce que je lui demande. »
17 décembre 1885
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