Guy de Maupassant : Le pays du sel. Texte publié dans Le Gaulois du 19 octobre 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre Le Zar’ez du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 24 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Le pays du sel

On voit dans les féeries d’étranges contrées qu’enfanta l’imagination galopante du poète.
Dans un récent voyage en Afrique, j’ai eu, pendant deux jours entiers, l’impression que j’assistais à quelque fantasmagorie de cette espèce. Et pourtant cette singulière sensation se doublait de la certitude raisonnée que le spectacle étalé sous mes yeux était vrai, naturel, et non créé par des artifices trompeurs.
Et voilà le grand charme des voyages. Ce sont des espèces de portes qui nous conduisent de la réalité connue vers une autre réalité, qui semble un rêve.

*

Nous traversions par un étroit défilé la chaîne de Djebel-Gada ; et, planté comme une pyramide dans le ravin, un pic tout droit barrait la vue. Lorsque nous l’eûmes contourné, je demeurai saisi d’étonnement.
Une vaste plaine s’étendait devant nous, puis un lac, un lac immense, éblouissant au soleil, aveuglant, dont je ne voyais pas l’autre bout, perdu à l’horizon vers la gauche, et dont l’extrémité ouest se trouvait presque en face de moi. Un lac en cette contrée, en plein Sahara ? Un lac dont personne ne m’avait parlé, que n’indiquait aucun voyageur ? Étais-je fou ?
Je me tournai vers le lieutenant.
— Quel est ce lac ? lui demandai-je.
Il se mit à rire et répondit :
— Ce n’est pas de l’eau, c’est du sel.
Tout le monde s’y tromperait, en effet, tant l’illusion est parfaite. Cette sebkra, qu’on appelle ici Zarez (le Zarez-Chergui) a environ cinquante à soixante kilomètres de longueur sur vingt, trente ou quarante kilomètres de largeur, suivant les endroits. Ces chiffres sont, bien entendu, approximatifs, ce pays n’ayant été que rarement et rapidement traversé, comme il l’est par nous aujourd’hui...
Je regardais avec une stupéfaction émerveillée l’immense nappe de sel étincelant sous le soleil enragé de ces contrées, toute cette surface plane et cristallisée, luisait comme un miroir démesuré, comme une plaque d’acier, et les yeux brûlés ne pouvaient supporter l’éclat de ce lac étrange, bien qu’il fût encore à vingt kilomètres de nous, ce que j’avais peine à croire, tant il me paraissait proche.
Nous finissions de descendre de l’autre côté du Djebel-Gada, et nous approchions du « poste fortifié » dit poste de la Fontaine (Bordj-el-Hamman), où nous devions camper, cette étape étant, par extraordinaire, fort courte.
Le bâtiment à créneaux, construit au commencement de la conquête, afin de pouvoir occuper cette contrée perdue en cas d’insurrection, et y laisser une troupe à peu près en sûreté, est aujourd’hui fort détérioré. Le mur d’enceinte reste pourtant en assez bon état, et quelques pièces ont été maintenues habitables.
Comme les jours précédents, nous vîmes jusqu’au soir défiler des Arabes qui venaient exposer à « l’officier » des affaires infiniment embrouillées ou des griefs imaginaires dans la seule intention de parler au chef français. Une folle, sortie on ne sait d’où, vivant on ne sait comment en ces solitudes désolées, rôdait sans cesse autour de nous. Sitôt que nous sortions, nous la retrouvions, accroupie en des postures singulières, presque nue, hideuse.
Les voyageurs poétisants ont beaucoup parlé du respect des Arabes pour les fous. Or, voici comment on les respecte : dans leur famille... on les tue !!! Plusieurs caïds, pressés de questions, nous l’ont avoué. Quelques-uns de ces misérables idiots arrivent, il est vrai, à la sainteté par le crétinisme ; ces exemples ne sont pas absolument particuliers à l’Afrique, mais c’est rare. La famille généralement se débarrasse des déments. Et les tribus restant pour nous un monde fermé, grâce au système des grands chefs indigènes, nous ne pouvons, le plus souvent, avoir même le soupçon de ces disparitions.

*

Comme j’avais peu marché dans la journée, j’écrivis une partie de la nuit. Vers onze heures, ayant très chaud, je sortis pour étaler mon tapis devant la porte et dormir sous le ciel.
La pleine lune emplissait l’espace d’une clarté luisante qui semblait vernir tout ce qu’elle frôlait. Les montagnes, jaunes déjà sous le soleil, les sables jaunes, l’horizon jaune, semblaient plus jaunes encore, caressés par la lueur safranée de l’astre.
Là-bas, devant moi, le Zarez, le vaste lac de sel figé, semblait incandescent. On eût dit qu’une phosphorescence fantastique s’en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de féerie, quelque chose de si surnaturel, de si doux, captivant le regard et la pensée, que je restai plus d’une heure à regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux. Et partout autour de moi, éclatants aussi sous la caresse de la lune, des burnous d’Arabes endormis semblaient d’énormes flocons de neige tombés là.
On partit au soleil levant.
La plaine conduisant vers la sebkra était faiblement inclinée, semée d’alfa maigre et roussi. Un vieil Arabe à figure de rat prit la tête et nous le suivions d’un pas rapide. Plus nous approchions, plus l’illusion de l’eau était parfaite. Comment cela pouvait-il n’être pas un lac, un lac géant ? Sa largeur, sur notre gauche, occupait tout l’espace entre les deux montagnes, distantes de quarante kilomètres. Nous marchions droit vers son extrémité, car nous ne devions le traverser que sur une courte étendue.
Mais de l’autre côté du Zarez je distinguais une sorte de colline ou plutôt de bourrelet d’un jaune doré qui semblait le séparer de la montagne. Sur notre gauche, cette ligne suivait jusqu’à l’horizon la ligne blanche du sol, et, sur notre droite, où s’étendait une plaine infinie et nue serrée entre les deux montagnes, je distinguais jusqu’à perte de vue cette même traînée jaune. Le lieutenant me dit : « Ce sont les dunes. — Ce banc de sable a plus de deux cents kilomètres de long sur une largeur très variable. Nous le traverserons demain. »
Le sol devenait singulier, couvert d’une croûte de salpêtre que crevaient les pieds des chevaux. Des herbes se montraient, des joncs ; on sentait qu’une nappe d’eau s’étendait à fleur de terre. Cette plaine enfermée par des monts, buvant quatre rivières (des rivières périodiques), et recevant toutes les averses furieuses de l’hiver, serait un immense marécage si le terrible soleil n’en desséchait quand même la surface. Parfois, dans les creux, des flaques d’eau saumâtre apparaissaient ; et des bécassines s’envolaient devant nous avec ce crochet rapide qui leur est propre.
Puis soudain nous fûmes au bord de la sebkra, et nous nous engageâmes sur cet océan tari.
Tout était blanc devant nous, d’un blanc d’argent neigeux, vaporeux et miroitant. Et même, en avançant sur cette surface cristallisée, poudrée d’une poussière de sel pareille à de la neige fine, et qui parfois s’enfonçait un peu sous le pied des bêtes, comme une glace molle, on gardait l’impression singulière qu’on avait devant les yeux une nappe d’eau. Une seule chose pouvait à la rigueur indiquer à un œil expérimenté que ce n’était point une étendue liquide : l’horizon. Ordinairement la ligne qui sépare l’eau du ciel reste sensible, l’une étant toujours plus ou moins foncée que l’autre. Quelquefois, il est vrai, tout semble se mêler ; la mer alors prend une teinte, une vague de nuée bleue fondue qui se perd dans l’azur pâlissant du vide infini. Mais il suffit de regarder attentivement pendant quelques instants pour toujours distinguer la séparation, si faible, si enveloppée qu’elle soit. Ici, on ne voyait rien. L’horizon était voilé entièrement dans une brume blanche, une sorte de vapeur de lait d’une douceur intraduisible ; et tantôt on cherchait dans l’espace la limite terrestre, tantôt on croyait la voir beaucoup trop bas, au milieu de la plaine salée sur laquelle flottaient ces buées crémeuses et singulières.
Tant que nous avions dominé le Zarez, nous avions gardé la perception nette des distances et des formes ; dès que nous fûmes dessus, toute certitude de la vue disparut ; nous nous trouvions enveloppés dans les fantasmagories du mirage.
Tantôt on croyait distinguer l’horizon à une distance prodigieuse ; et on apercevait soudain au milieu du lac figé, qui tout à l’heure semblait uni, vide et plat comme un miroir, d’énormes rochers bizarres, des roseaux démesurés, des îles aux berges escarpées. Puis, à mesure qu’on avançait, ces visions étranges disparaissaient brusquement comme englouties par un truc de théâtre ; et, à la place des blocs de rochers, on découvrait quelques toutes petites pierres. Les roseaux, en approchant, n’étaient plus que des herbes sèches, hautes comme le doigt, démesurément grandies par ce curieux effet d’optique ; les berges devenaient de légers renflements de la croûte saline, et cet horizon qu’on supposait à trente kilomètres était fermé à cent mètres de nous par ce voile de buée tremblante que le furieux soleil du désert faisait sortir de la couche brûlante du sel.
Cela dura une heure environ, puis on toucha l’autre rive.
En face de nous, les dunes se dressaient, toutes semblables à des flots furieux soulevés en tous sens, qu’on s’étonnait de ne point voir bondir et déferler sur nous. Les unes sont très hautes, d’autres plus basses. Des creux profonds les séparent ; mais toutes sont également striées comme de la moire, couvertes de petites lignes pressées et régulières qui suivent leurs ondulations inégales, pareilles à ce frémissement de l’eau qui court sur le dos des vagues.
Et notre tente était dressée entre ces deux voisins étranges : le sable houleux comme une mer agitée, et le sel uni comme une mer calme.

*

Puis, le lendemain, après dix heures d’une marche éreintante à travers les replis sablonneux des dunes, nous nous trouvions soudain en face d’une sorte de montagne grise, verte, bleue, aux reflets métalliques, aux croupes singulières : une montagne de sel ! Des eaux plus salées que l’Océan s’échappaient de son pied et, volatilisées par la chaleur folle du soleil, laissaient sur le sol une écume blanche, pareille à la bave des flots, une mousse de sel ! On ne voyait plus la terre, cachée sous une poudre légère, comme si quelque colosse se fût amusé à râper ce mont pour en semer la poussière alentour ; et de gros blocs détachés gisaient dans les enfoncements, des blocs de sel !
Cette colline fantastique est appelée dans le pays « le rocher de sel de Khang-el-Melah ».
19 octobre 1881