Guy de Maupassant : Pensées libres. Texte publié dans Le Gaulois du 14 décembre 1881.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

Pensées libres

J’ai reproduit dernièrement une lettre que m’a adressée Mlle Hubertine Auclert, et où il est dit que « pour chasser le malheur et l’immoralité de la vie conjugale, il faut mettre les lois d’accord avec la nature et les mœurs en harmonie avec l’honnêteté ».
M. Henry Fouquier, citant cette phrase, rappelle fort spirituellement les conseils d’un vieil auteur dramatique à un débutant : « Pour faire une bonne pièce, dit-il, il faut mettre de l’intérêt dans l’exposition, du charme dans le développement, et du pathétique dans le dénouement. »
Avec cette recette le succès demeure assuré.
« Mettre les mœurs en harmonie avec l’honnêteté » est justement la tâche que se sont proposé tous les moralisateurs depuis que le monde existe. Aucun n’a réussi, même approximativement. Après une épreuve aussi prolongée, il paraîtrait assez logique de conclure que les mœurs et l’honnêteté se chamailleront toujours.
Quant à « mettre les lois d’accord avec la nature », c’est une besogne qui me semble encore infiniment plus malaisée, par cette raison bien simple que les lois ne sont faites que pour contrarier la nature.
La nature, en effet, nous a donné les instincts, qui sont les « lois naturelles ». Les anciens, comprenant la difficulté, avaient fait tout simplement des divinités de ce que nous appelons aujourd’hui des vices.
Mais la réglementation des rapports sociaux a changé, et la morale s’est modifiée en même temps. La morale, en effet, est le corollaire, le complément idéal des lois civiles ; et toutes ensemble constituent uniquement un obstacle aux lois naturelles, qui entraveraient sans cesse les conventions humaines...
Or le mariage est justement la loi la plus indispensable de la société telle qu’elle est constituée ; c’est, en même temps, celle que nos impulsions instinctives nous poussent le plus souvent à violer ; et bien des législateurs éprouveraient un immense soulagement d’esprit si Mlle Hubertine Auclert, ou quelque autre, nous révélait un moyen de tout concilier. D’où je conclus, jusqu’à nouvel éclaircissement :
Fermons les yeux (bis)
Ne gênons pas les amoureux.
Puisque j’ai écrit ce mot « morale », parlons de cette expulsée. On raconte que, répondant à l’appel du ministre, un grand nombre de savants professeurs ont rédigé des projets de morale scientifique à l’usage des pensions et collèges.
Un nouveau catéchisme quoi ! Ces mots « morale scientifique » rappellent assez l’accouplement de la carpe et du lapin.
Qu’est-ce qu’une morale ? C’est l’idéalisation des mobiles de nos actions. C’est l’art délicat de nous faire passer, vis-à-vis de nous-mêmes, pour meilleurs que nous ne sommes, en colorant nos intentions avec des nuances de dévouement, de grandeur d’âme, de générosité, etc. C’est la poétisation de la vie au profit de l’humanité. Comme le disait fort justement le directeur de ce journal, les religions sont indéracinables, car elles représentent l’idéal qui hante sans cesse les cerveaux humains ; elles sont une des formes de la poésie. Or la morale représente la poésie de la loi.
Quant à la morale scientifique, c’est la loi. Il semble impossible d’en concevoir une autre.
Parler de science, c’est réduire toute supposition aux vérités constatées.
Faisons donc une morale scientifique. Constatons, c’est-à-dire dépoétisons la morale, dont toute l’action, indispensable à l’organisation sociale, vient de son idéalité.
Quel est le seul mobile de nos faits toujours appréciable, toujours possible à retrouver sous les guirlandes des beaux sentiments ? — l’égoïsme.
En effet, est-ce que tout ne se rapporte pas au moi, soit directement, soit indirectement ? Toute action humaine est une manifestation d’égoïsme déguisée. Le mérite de l’action ne vient que du déguisement. Certains acteurs se prennent parfois pour les personnages qu’ils représentent : ce sont les grands artistes. Certains hommes croient au déguisement que la morale met sur nos actes. Ce sont les honnêtes gens.
Prenons les morales les plus élevées. Quelle est la sanction de toute religion ? récompense des bonnes actions après la vie, et punition des mauvaises. Jamais on ne prévoit un acte sans retour assuré, un bienfait sans récompense. « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. » Mais cette terreur du châtiment qui vous empêche de vous livrer à vos instincts nuisibles, et cette soif des joies futures qui vous fait vous priver des plaisirs plus passagers du monde, ne représentent-ils pas les deux pôles de l’égoïsme exploité habilement au profit de la morale et de l’humanité ?
Le cloître où se réfugient ceux qui sont revenus du monde, qu’est-ce, sinon l’enrégimentement de l’égoïsme, qui se prive de tout en cette vie pour obtenir davantage dans l’autre. N’est-ce pas là une compagnie d’assurances sur l’éternité ? On verse petit à petit à la caisse du ciel toutes les douceurs qu’on aurait goûtées dans l’existence, pour en toucher la somme en bloc après la mort, avec les intérêts accumulés et multipliés. Égoïsme raffiné d’avare.
Dépoétisons encore.
Que dirons-nous des services rendus ?
Voyons, là, du fond du cœur, lorsque vous rendez un service, n’avez-vous pas la conviction intime que vous placez votre générosité à mille pour cent ? Celui que vous obligez ne devra-t-il pas, sous peine d’être considéré par vous comme un traître et un malhonnête homme, demeurer jusqu’à son dernier jour prêt à vous témoigner de toutes les façons une constante et infatigable gratitude ?
Je n’ai pas inventé les deux aphorismes suivants, d’une incontestable vérité : — « On est reconnaissant aux autres des services qu’on leur a rendus » — et « On aime son prochain en raison du bien qu’on lui a fait ».
Qu’est cela, sinon de l’égoïsme subtilisé ?

*

Dépoétisons toujours. Faut-il d’autres exemples ? En voici un à l’usage des dames.
Prenons l’amour, qui, au dire de tous les exaltés, est le père de l’abnégation, de l’héroïsme, des plus nobles dévouements et représente l’idéal du désintéressement.
Ça vraiment, quand vous aimez quelqu’un plus que vous même, qu’entendez-vous par là ? — Tout simplement que vous éprouvez, à l’aimer, un plaisir tellement aigu, tellement véhément, tellement puissant que toutes choses, votre fortune, votre avenir, votre vie, vous deviennent moins chers que ce plaisir. C’est de l’égoïsme à l’état furieux.
Vous me répondrez, madame : — « Ce n’est pas vrai ; je l’aime pour lui, et non pour moi. Je ne pense plus à moi ; je suis prête à tout lui sacrifier, à mourir pour lui. » Cela prouve uniquement l’exaltation de bonheur que vous donne cet amour.
J’ai dit : de l’égoïsme furieux. Or, cela devient bientôt de l’égoïsme féroce. Attendez.
Quand l’un des deux amants a déroulé jusqu’au bout la bobine de sa tendresse, il casse le fil, et s’en va, sans davantage s’occuper de l’autre, dont il a plein le dos, comme on dit improprement ; et il cherche une passion nouvelle. Est-ce de l’égoïsme ou du désintéressement, cela ?
Mais que fait l’autre, aimant toujours ? Il devient ce qu’on appelle vulgairement un crampon ; et sans trêve, sans pitié, sans répit il s’attache au fuyard. Alors commence cette exaspérante persécution de la passion non partagée, les scènes, l’espionnage, les poursuites en voiture, la jalousie acharnée qui arme la main d’un couteau, d’un revolver ou d’une fiole de vitriol.
C’est là peut-être de l’abnégation et du désintéressement ?
C’est la frénésie de l’égoïsme.
Oui, madame ; si l’amour était le dévouement, à partir du jour où vous ne vous sentiriez plus aimée, vous sacrifieriez votre bonheur à celui de votre infidèle ; et au lieu de le traiter d’ingrat (en quoi ingrat ?), de traître (pourquoi traître ?), de lâche (à quel sujet, lâche ?) et de mille autres noms aussi injustes, vous lui diriez : « Puisque vous préférez une autre femme, que vous espérez être plus heureux avec elle, soyez libre ; car, moi, je ne désire que votre bonheur ! »
Agir ainsi serait peut-être un peu bête ; mais cela constituerait assurément ce qu’on appelle de la grandeur d’âme et de l’abnégation.

*

Dépoétisons sans repos.
Quel sentiment plus utile au pays que le patriotisme ? En est-il un plus élevé, plus noble ? Eh bien, moralisateurs scientifiques, allez-vous enseigner aux enfants cette phrase d’un plus grands penseurs vivants, d’un des homme que, certes, vous ne renierez pas : Herbert Spencer. — « Le patriotisme est pour la nation ce qu’est l’égoïsme pour l’individu. Il a même racine et produit les mêmes biens accompagnés des mêmes maux. »
J’ai entendu dernièrement un homme de grande réputation, parlant morale, dire ceci : « Toute la morale laïque est contenue dans cette phrase : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. » C’est là l’origine de la loi, le principe de toute charité, la règle des rapports sociaux, la mesure de nos actions, la limite de la personnalité permise. Cela répond à tout.
J’y consens, mais en creusant ce précepte si magnifique on arrive à se convaincre qu’il constitue un habile tour de passe-passe. Ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît, c’est l’idéalisation de l’égoïsme.
Une morale scientifique ou philosophique ? Mais la philosophie, qui est la science des phénomènes de l’esprit, n’est-elle pas la négation de la morale, puisqu’elle nous enseigne (le nierez-vous ?) ses fluctuations, ses métamorphoses, ses incessantes et radicales contradictions ?
Alors allez-vous enseigner l’égoïsme comme principe de toute action ou inventer un nouveau vêtement pour cacher la nudité de nos actes ? Plus logique, un intransigeant disait : « Je supprime la morale. »
Or que serait la vie sans l’art, sans peinture, lettres, musique, sans l’élégance des femmes, l’esprit, la grâce, sans les palais, les marbres travaillés, l’ordonnance superbe des grandes villes, sans le voile de poésie à travers lequel nous apparaissent toutes les choses que nous aimons ?
La morale est à l’honnêteté ce que l’art est à la vie.
14 décembre 1881