Guy de Maupassant : À propos du peuple. Texte publié dans Le Gaulois du 19 novembre 1883.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

À propos du peuple

Un écrivain de grand talent, M. Jules Vallès, me prenait à partie l’autre jour, et, me faisant l’honneur de me nommer au milieu d’illustres romanciers, il nous reprochait de ne pas écrire pour le peuple, de ne pas nous occuper de ses besoins, de mépriser la politique, etc. En un mot, nous ne nous inquiétons nullement de la question du pain ; et c’est là un crime qui suffirait à nous désigner, comme otages, à la prochaine révolution.
Au fond, M. Vallès, qui a pour les barricades un amour immodéré, n’admet point qu’on aime autre chose. Il s’étonne qu’on puisse loger ailleurs que sur des pavés entassés, qu’on puisse rêver d’autres plaisirs, s’intéresser à d’autres besognes.
Je respecte cet idéal littéraire, tout en réclamant le droit de conserver le mien, qui est différent. Certes la barricade a du bon, comme sujet à écrire. M. Vallès l’a souvent prouvé ; mais je ne crois pas qu’elle soit plus utile à la question des boulangeries populaires que les amours de Paul et de Virginie.
Théophile Gautier, qui avait l’horreur du pain, prétendait que cette colle fade et insipide était une invention occidentale bête et dangereuse, imaginée par les bourgeois avares et qui leur avait valu des révolutions.
Je n’userai point de cet argument, bien qu’il me paraisse avoir tout juste autant de rapport avec la question, que la littérature en a avec la misère publique.
Certes, nous ne nourrissons point le peuple. Mais les sculpteurs non plus, non plus les violonistes, non plus les aquarellistes, non plus les graveurs de camées, et en général tous ceux qui se livrent à des professions artistiques.
Nous n’écrivons pas pour le peuple ; nous nous soucions peu de ce qui l’intéresse en général ; c’est vrai, nous ne sommes pas du peuple. L’Art, quel qu’il soit, ne s’adresse qu’à l’aristocratie intellectuelle d’un pays. Je m’étonne qu’on puisse confondre.
Si une nation ne se composait que du peuple, je comprendrais le reproche que nous adresse M. Vallès. Il n’en est point ainsi, heureusement !
Une nation se compose de couches très diverses (pour me servir d’une expression célèbre), allant des plus basses aux plus hautes, des plus ignorantes aux plus éclairées.
Le peuple, la foule, peine, s’agite, souffre, il est vrai, de mille privations, justement parce qu’il est le peuple, c’est-à-dire la masse à peine civilisée, illettrée, brutale. Mais une sélection se fait peu à peu dans cette foule. Des hommes plus intelligents s’en détachent, forment une autre classe intermédiaire, plus cultivée, supérieure. Cette classe a déjà des goûts, des besoins, des aspirations, un idéal enfin tout différents de ceux de la couche au-dessous.
Et toujours le même travail se produit dans la foule. Toujours les êtres d’élite s’élèvent, se séparent de la populace originelle, forment des classes d’individus de plus en plus cultivés, de plus en plus supérieurs.
La transformation complète, achevée, constitue l’aristocratie. Par aristocratie, je ne veux pas parler de la noblesse, mais, de toute la partie vraiment intelligente d’une nation. Car le même phénomène social se reproduit en sens inverse, et les races qui furent supérieures retournent souvent au peuple par suite de l’affaiblissement cérébral des générations.
Eh bien, mon cher confrère, c’est à cette élite, rien qu’à cette élite, que nous nous adressons ; nous ne nous occupons que d’elle, nous n’écrivons que pour elle ; et plus notre art est délicat, raffiné, plus est restreint notre public.
Cette aristocratie nous prouve, en achetant nos livres, que nous lui plaisons, que nous répondons à un besoin de son esprit. Nous fournissons à son intelligence un aliment qui n’est pas le pain du peuple.
Reprochez-vous à M. Binder de ne point fabriquer d’omnibus ? Est-il coupable parce qu’il ne confectionne que des voitures de luxe pour les gens riches ?
Et encore, cette comparaison n’est pas juste, car le romancier pourrait être utile au peuple si le peuple savait le comprendre et l’interpréter.
On ne peut nous demander qu’une chose : le talent. Si nous n’en avons pas, nous sommes tout juste bons à fusiller ; si nous en avons, il est de notre devoir de l’employer uniquement pour les gens les plus cultivés, qui sont seuls juges de nos mérites, et non pour les plus grossiers, à qui notre art est inconnu.
Mais, si le peuple était capable de lire les romanciers, les vrais romanciers, il y pourrait trouver le plus utile des enseignements, la science de la vie. Tout l’effort littéraire aujourd’hui tend à pénétrer la nature humaine et à l’exprimer telle qu’elle est, à l’expliquer dans les limites de la stricte vérité.
Quel service plus grand peut-on rendre à un pays que de lui apprendre ce que sont les hommes, à quelque classe qu’ils appartiennent, de lui apprendre à se connaître lui-même ?
C’est là, j’en conviens, le moindre souci des romanciers. Ils s’adressent à la tête seule de la nation ; que les politiciens s’occupent du bas.
Et soyez certain, mon cher confrère, que, malgré tout votre talent, le peuple se moque passablement de vos livres, qu’il ne les a pas lus, et que vos vrais appréciateurs sont ceux-là même qui méprisent le plus la politique.

*

Le peuple ! Certes, il mérite l’intérêt, la pitié, les efforts ; mais le vouloir tout-puissant, le vouloir dirigeant équivaut à réaliser le vieux dicton populaire : mettre la charrue avant les bœufs.
Il est malheureux en raison même de sa grossièreté. À mesure qu’il s’affine, il cesse de souffrir.
À l’automne, je voulus aller voir ces misérables qui travaillent dans les mines, ces forçats condamnés à la nuit éternelle, à la nuit humide des puits profonds.
Je sortais du Creusot, cet admirable enfer. Là, les hommes, l’élite des ouvriers, vivent paisibles dans cette fournaise allumée jour et nuit, qui brûle leur chair, leurs yeux, leur vie. Demeurer huit jours auprès de ces brasiers effroyables semblerait à l’habitant des villes un supplice au-dessus des forces humaines. Eux, ces jeunes gens, passent leur existence dans ce feu, et ils ne se plaignent point, uniquement parce qu’ils travaillent, qu’ils sont intelligents, instruits, qu’ils s’efforcent, par le labeur, d’améliorer le sort que leur a fait l’inconsciente nature.
À Montceau, c’est autre chose. La masse des ouvriers appartient à la dernière classe du peuple. Ils ne sont capables, ces hommes, que de traîner la brouette et de creuser les noires galeries de houille. Ceux-là ne peuvent accomplir aucune besogne qui demande un travail d’esprit. Aussi essayent-ils de tuer leurs chefs, les ingénieurs. Leur sort pourtant n’est point si misérable qu’on le croit ; mais leur salaire est minime. À qui la faute ?
C’est un étrange pays que ce pays du charbon. À droite, à gauche, une plaine s’étend sur laquelle plane un nuage de fumée. De place en place, dans cette campagne nue, on aperçoit de singulières constructions que surmonte une haute cheminée. Ce sont les puits.
La ville est sombre comme frottée de charbon. Une poussière noire flotte partout, et, quand un rayon la traverse elle brille soudain ainsi qu’une cendre de diamants.
La boue des rues est une pâte de charbon. On sent craquer sous les dents de petits grains qui s’écrasent et qu’on aspire avec l’air.
À droite, d’immenses bâtiments tout noirs crachent une vapeur suffocante. C’est là qu’on prépare les agglomérés.
La poussière des mines, délayée dans l’eau, tombe en des moules et ressort sous la forme de briquettes au moyen de toute une série d’opérations ingénieuses qu’accomplissent des machines mues par la vapeur.
Voici un vrai troupeau de femmes occupées à trier le charbon. Elles ont l’air de négresses dont la peau, par place, serait marbrée de taches pâles ; et elles regardent avec des yeux luisants, effrontés. Quelques-unes, dit-on, sont jolies. Comment le deviner sous ce masque noir ?
En sortant de cette usine sombre, on aperçoit une mine à ciel ouvert. La veine de houille à fleur de terre descend peu à peu, s’enfonce obliquement. Pour la rejoindre, bientôt il faudra creuser à quatre cents mètres.
Puis on traverse la plaine pour joindre une de ces constructions à haute cheminée qui indiquent l’ouverture des puits.
À tout instant il faut enjamber les lignes de fer ; à tout instant, un train de houille arrive allant des mines aux usines, des usines aux mines. Toute la campagne est sillonnée de locomotives qui fument, de wagons descendant seuls les pentes. C’est un incroyable emmêlement de rails déroulés comme des fils noirs sur le sol gris où pousse une herbe malade.
Nous atteignons le puits Sainte-Marie.
À fleur de terre sous une couche de sable, on aperçoit un grand carré de petits chapeaux de fonte que surmontent des soupapes. Et de toutes ces cloches sortent de minces jets de vapeur. Une chaleur terrible s’en dégage. C’est là le dessus des chaudières.
La machine, à côté, installée dans une belle bâtisse, marche lentement, faisant tourner un lourd volant d’une façon calme et régulière.
Deux roues colossales déroulent le câble en fils d’aloès qui tient, descend et remonte la boîte de fer qui sert à descendre aux entrailles de la terre.
On nous prête des caoutchoucs ; on nous donne à chacun une petite lampe entourée d’une toile métallique. Nous nous serrons dans la grande chambre mobile qui va s’enfoncer dans le puits noir. L’ingénieur crie : « En route ! » Une sonnerie indique que nous allons à quatre cents mètres. La machine remue. Nous descendons.
C’est la nuit, la nuit froide, humide. Une pluie abondante tombe des parois du puits sur notre étrange véhicule, tombe sur nos têtes, coule sur nos épaules. Parfois, un courant d’air nous fouette le visage quand nous passons devant une galerie On a peine à se tenir debout, tant on est secoué dans cette machine.
Mais des voix, lointaines comme dans un rêve, sortent du fond de la terre. On parle, en bas, là-bas, sous nous. Nous arrivons. La descente a duré cinq minutes.
Les galeries n’ont que peu d’hommes. Les ouvriers vont au travail à quatre heures du matin et remontent au jour à une heure après midi. J’aimerais mieux cela que les fournaises du Creusot.
On ne voit rien, que des mares d’eau, dans un étroit souterrain. L’eau ruisselle des murs, coule en des ruisseaux rapides, jaillit entre les pierres.
Un autre bruit nous étonne : ce bruit continu et sourd des machines à vapeur. C’est une machine, en effet, qui boit cette eau et la jette au-dehors, à quatre cents mètres au-dessus de nous. Et voici, toujours dans l’ombre, un vaste bassin où puise cette pompe, où s’amassent tous les écoulements de la mine.
Les yeux enfin s’accoutument à l’ombre. Nous marchons, serrés derrière l’ingénieur ; car, si on se perdait dans les galeries, comment et quand en pourrait-on sortir ?
Nous marchons longtemps. Des moustiques nous bourdonnent aux oreilles, vivant on ne sait comment en ces profondeurs.
Aplatissons-nous contre la muraille. Voici un wagonnet de houille. Il est traîné par un cheval blanc qui va, d’un pas lent et résigné. Il passe. Une chaleur de vie, une odeur de fumier nous frappent : c’est l’écurie. Quinze bêtes sont là, condamnées à ces ténèbres depuis des années, et qui ne reverront plus le jour. Elles vivent dans ce trou, jusqu’à leur mort. Ont-elles, ces bêtes, le souvenir des plaines, du soleil et des brises ? Une image lointaine hante-t-elle leurs obscures intelligences ? Souffrent-elles du vague et constant regret du ciel clair ?
Parfois, quand l’une d’elles tombe malade, on la remonte une nuit, car la lumière du jour la rendrait aveugle. On la remonte et on la laisse libre, sur la terre.
Étonnée, elle lève la tête, aspire l’air frais, frissonne, remue le cou comme pour s’assurer que rien ne la tient plus ; puis elle s’élance éperdue. Elle s’élance, mais une force étrange la retient, car elle se met à tourner ainsi que dans un cirque, à tourner dans un cercle étroit, au grand galop, comme une folle. Il est inutile de l’attacher : elle ne sortira pas de cette piste, jusqu’au moment où elle tombera épuisée, ivre d’air.
Voici enfin les chantiers. Deux murailles noires et luisantes, à droite, à gauche, des trous s’enfoncent dedans. De fortes perches retiennent le charbon sur nos têtes, tout un échafaudage compliqué qu’il faut changer chaque fois qu’on attaque une couche nouvelle.
Le voilà donc ce ténébreux domaine des mineurs. Ténébreux, il est vrai ; mais les hommes, chaque jour, le quittent à une heure. Sont-ils plus à plaindre que les misérables employés qui gagnent quinze cents francs par an et qui sont enfermés du matin au soir en des bureaux si sombres que le gaz reste allumé tout le jour ?
Je n’en crois rien, et, s’il fallait choisir, j’aimerais peut-être encore mieux être mineur.
19 novembre 1883