Le pistolet
Étant donné que l’égoïsme est l’origine de toute passion et de tout plaisir, il n’existe point de plus vive satisfaction pour un homme que de prouver sa supériorité sur les autres. Mais il est à remarquer qu’on est, en général, infiniment plus fier des supériorités physiques que des supériorités morales.
Il existe dans Paris une armée d’artistes de grande valeur, à qui leur art semble presque indifférent, qui n’en parlent guère et semblent le considérer comme une simple profession ; tandis qu’on ne peut causer dix minutes avec eux sans qu’ils célèbrent leur force et leur adresse. Les uns lèvent des poids d’athlètes ; les autres excellent à l’escrime ; ceux-ci boxent ou pirouettent sur des trapèzes à la façon des gymnasiarques ; ceux-là, dès que vous leur avez été présenté, vous font tâter obstinément leurs biceps, ou se promènent sur les mains autour de vous, rendant ainsi difficile toute conversation suivie.
On pourrait même établir une sorte de classification suivant les métiers. Les peintres, en général, aiment l’épée et la pratiquent avec succès, à l’imitation sans doute de M. Carolus Duran ; les sculpteurs sont des gens de force, qui préfèrent les pesants haltères, les barres parallèles et les trapèzes.
Sitôt que dans la rue une voiture chargée de pierres au un omnibus couvert de monde demeurent immobiles à quelque montée trop rude, malgré l’effort des chevaux épuisés, on voit soudain sortir de la foule quelque monsieur fort élégant qui s’approche d’un air tranquille et saisit la roue avec grâce : et la voiture immédiatement se remet en marche, tandis que le sauveur se perd au milieu des spectateurs stupéfaits. Cet homme, ce chevalier errant des charrettes embourbées, est presque toujours un sculpteur ; et il a plus d’orgueil au cœur, plus de joie intime et profonde, plus de vaniteuse satisfaction dans l’âme pour les omnibus qu’il a remis en marche que pour tous les légitimes succès gagnés à coups d’ébauchoir et de talent.
Aussi prenons garde quand le hasard nous met en rapport avec quelque artiste dont les mœurs nous sont inconnues. Soyons prudents et circonspects ; ne parlons jamais de boxe si nous ne voulons point recevoir dans le nez quelque horion formidable qui nous démontre un coup imparable en même temps que la puissance musculaire de notre nouvelle connaissance.
Ne prononçons jamais le mot « bâton », si nous ne voulons point voir notre compagnon s’emparer aussitôt de notre canne et nous expliquer des attaques savantes qui jettent au ruisseau notre chapeau défoncé et nous font pleuvoir sur le crâne, malgré nos bras étendus, une grêle de coups douloureux.
Or, de tous les exercices d’adresse, il n’en est qu’un seul innocent, privé de tous ces désagréments, un seul qu’on ne peut exercer contre le spectateur inoffensif : c’est le pistolet. Et voilà pourquoi il doit être mis indubitablement au premier rang.
Mais il a encore d’autres avantages. Comme l’escrime, il exige une étude patiente, une rare habileté ; il donne, plus que tout autre, la joie de la difficulté vaincue, la sensation de l’adresse triomphante ; il n’exige ni partenaire, ni professeur, ni changement de costume, ni mouvements désordonnés ; enfin, comme il n’est point classé parmi les exercices hygiéniques, il n’est point pratiqué par le premier venu.
Tout le monde aujourd’hui se désarticule le poignet à travailler ses contres de quarte ; tout le monde se fend, sue et boutonne des plastrons de prévôts, depuis le gendre de M. Grévy jusqu’au fils du chand de vin du coin. L’escrime est tombée dans le commun. L’art de piquer un bras est pratiqué par tous. Les uns n’y voient qu’un procédé pour fondre leur graisse ; les autres se préparent une réputation de courage à bon marché. Je ne parle pas des vrais amateurs, qui aiment l’épée pour l’épée, l’art pour l’art, comme fait l’auteur de ce livre.
Mais le pistolet reste et restera un sport d’élite, aimé seulement de quelques-uns. Il ne fait pas maigrir, il ne fait pas digérer, il ne fait pas applaudir ceux qui le pratiquent, comme sont acclamés les tireurs de fleuret en des salles pleines d’amateurs ; et il présente, en cas de duel, des dangers qui font souvent reculer des hommes d’une bravoure incontestée, prêts à se battre à l’épée pour un oui ou pour un non.
Et puisqu’on ne parle aujourd’hui que de duel, comme aux meilleurs temps de la Chevalerie, aux temps où les nobles seigneurs ne savaient pas signer leur nom ; puisque le duel est une nécessité stupide imposée par la bêtise humaine, proclamons qu’à notre époque, un seul genre de duel est logique, le duel au pistolet.
Il semblerait qu’aujourd’hui le duel ne dût exister qu’à l’état de souvenir, comme les droits féodaux et les coutumes brutales de nos ancêtres. Seul, de tous les vieux usages déraisonnables, il a persisté jusqu’à nous.
Se battre avec un homme parce qu’on n’est point de son avis, parce qu’on s’est jeté des paroles vives, est déjà un acte pas mal bête.
Mais aller sur le pré, comme on dit, sans colère et sans désir de vengeance, uniquement pour satisfaire un antique préjugé, avec la seule envie de faire un petit trou dans la peau de l’adversaire et une vraie crainte de le tuer, avec l’intention formelle, partagée par les témoins, que le combat sera bénin, inoffensif, correct, cela passe les limites de la niaiserie autorisée.
Quand un homme vous a violemment insulté, a outragé ceux que vous aimez, ou simplement quand une haine profonde, invincible, existe entre vous et lui ; quand vos deux existences se heurtent à tout moment, se gênent et se rencontrent sans cesse ; quand la loi est impuissante, la justice désarmée, le Droit inapplicable, alors le duel devient au moins compréhensible.
Mais comme il est, en tout cas, un croc-en-jambe à la justice et à la logique, et un appel au sort aveugle, il devrait garder avant tout, semble-t-il, son caractère de jugement de Dieu, c’est-à-dire de jugement du seul hasard que nous avons la liberté de supposer providentiel.
La moindre inégalité de chances fait donc de cette justice d’aventure la plus monstrueuse des injustices, et seule l’impossibilité de prévoir le vainqueur rend acceptable cet acte de barbarie.
Jadis, quand chacun pratiquait l’épée et la portait au côté, comme on porte aujourd’hui une canne à la main, l’habitude quotidienne des armes faisait à peu près égaux, devant le duel, tous les hommes en situation de se battre, tous les hommes du monde, tous ceux qui relèvent de ce préjugé. Aujourd’hui les hommes dits de sport sont à peu près les seuls à fréquenter les salles d’armes. Les hommes de labeur n’ont guère le temps ni le désir de se déranger chaque matin de leur table de travail, ou de leur bureau, ou de leur laboratoire pour aller mouiller des chemises de flanelle. Il existe donc une inégalité indiscutable entre les uns et les autres et une infériorité absolue de celui qui, né pauvre ou hanté toute sa vie par une unique préoccupation de travail, de science ou d’art, se trouve insulté par un jeune homme riche que ses loisirs constants ont rendu fort à l’escrime.
Cette inégalité ne peut être en partie supprimée que par une arme n’exigeant pas de longues et patientes études, une arme facile à toutes les mains.
Le pistolet remplit à peu près ces conditions. Avec lui, d’abord, disparaît le désavantage de la vieillesse, de l’obésité, de la gaucherie, des infirmités physiques.
On objectera qu’un bon tireur tuera son adversaire du premier coup. Non pas, car ils sont rares, très rares, ceux qui affrontent sans un battement de cœur le trou noir d’où va sortir une balle, et un simple battement de cœur suffit à faire dévier d’un millimètre le bout du canon, et un millimètre, au bout du canon donne un écart d’un mètre à une courte distance.
J’en parle en ignorant d’ailleurs, n’ayant tiré que pour mon plaisir ; mais je ne pense pas être contredit par l’auteur même de ce livre qui, trois fois déjà, s’est trouvé en face du pistolet d’un adversaire.
Il suffit, en outre, de lire les procès-verbaux de rencontres sans résultat entre tireurs experts pour se convaincre que le hasard est le vrai juge des duels au pistolet.
À un tout autre point de vue, c’est une arme charmante à manier et extrêmement difficile à pratiquer en perfection. Elle donne plus que tout exercice la conscience de l’adresse, la satisfaction du tour de force accompli.
Et que de tireurs merveilleux dans les tirs publics deviennent médiocres en plein air ! Celui qui casse à tous coups un tuyau de pipe ne tuera point un oiseau sur une branche, parce qu’il faut tirer en l’air. Celui qui coupe un fil blanc, à dix mètres, avec un simple Flobert, ne coupera pas un fil oblique, à moins de s’exercer à nouveau, et longtemps, et patiemment.
Et n’a-t-on pas, quand on arrive à tirer vraiment avec adresse, une singulière sensation de l’esprit et une sorte de joie de la main, une sensation de triomphe intime, cette sensation et cette joie nerveuses, fines et délicieuses que doivent éprouver les jongleurs ?