Guy de Maupassant : La pitié. Texte publié dans Le Gaulois du 22 décembre 1881.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

La pitié

M. le docteur de Cyon publiait dernièrement ici même une étude sur la vivisection et sur le ridicule attendrissement qui fait s’indigner les bonnes âmes devant les travaux cruels des physiologistes expérimentateurs. J’ai entendu dire souvent, depuis que cette question remue de nouveau l’opinion : « Cela devrait être défendu de martyriser ainsi les bêtes au nom d’une science féroce et souvent impuissante. » Or il ne serait pas difficile de citer les immenses résultats obtenus déjà au bénéfice de l’humanité. Le public, n’en percevant pas les avantages immédiats, les méconnaît. Simple ignorance de sa part. Mais, puisque nous avons une telle provision de commisération à dépenser, on la pourrait mieux employer.
Il est un misérable animal dont la vie entière n’est qu’un martyre, un horrible martyre ; dont toutes les heures douloureuses sont données à notre service ; qui ne connaît aucun repos, aucune gaieté, aucune gambade libre, aucun répit dans son effroyable existence de coups reçus, de fatigues torturantes, de labeur violent, incessant, meurtrier ; que nous voyons dans les rues, saignant sous le collier qui le déchire, avec des plaies hideuses aux flancs, les jambes déformées par des travaux trop durs, geignant, râlant dans les rudes montées, sous les coups de lanière et de manche de fouet. C’est le cheval. Et nous trouvons naturel l’horrible sort de cette lamentable bête parce que du matin au soir sa souffrance nous est utile. Nous passons, le cœur tranquille, devant ces régiments de squelettes attachés à ces boîtes en sapin nommées fiacres ; nous contribuons, par les gros pourboires pour les courses rapides, à hâter l’agonie de ce forçat du brancard. Et, quand nous voyons ces victimes de notre odieuse indifférence abattues sur le pavé, soufflant d’angoisse, l’œil navrant, les jambes inertes, nous nous arrêtons à regarder comme devant un spectacle plein d’intérêt. Eh bien, puisqu’il se trouve des gens pour demander une loi contre les vivisecteurs, ne s’en trouvera-t-il pas d’autres qui demanderont, réclameront, au nom de la pitié pour les bêtes que nous sacrifions férocement à nos besoins, que tout cheval ait droit à un mois de prairie chaque année, comme les employés ont droit au dimanche ?
Cela va paraître absurde. Ça ne l’est pas autant que cet attendrissement déplacé pour des chiens qui sont moins martyrisés dans les laboratoires que les chevaux dans les rues, et qui, en tout cas, seraient le lendemain affreusement massacrés à la fourrière.

*

Nous confondons presque toujours la sensiblerie avec la sensibilité. Pour saisir dans la vie même le secret vivant de nos infirmités, on sacrifie quelques bêtes condamnées à la mort, et nous hurlons. Puis quand, pour satisfaire on ne sait quelles ambitions, on ne sait quels antiques préjugés de gloire et de vanité nationale, on envoie des milliers d’hommes combattre et mourir sur la terre inféconde d’Afrique, nous trouvons cela simple et naturel. La mort de ces bêtes nous est utile ; celle de ces enfants français ne nous servira de rien ; nous nous indignons de l’une ; nous nous inclinons devant l’autre. Qu’est-ce donc qu’on appelle la Raison ?
La commisération pour les bêtes est d’ailleurs un des sentiments les plus respectables qui soient. Elle est, de plus, la marque certaine des civilisations avancées. Le paysan confine à la brute ; son cœur est dur aux animaux, sa main féroce. Les charretiers, ces sortes d’êtres à la jambe traînante, qui savent à peine parler, parce qu’ils ne pensent pas, assomment leurs chevaux lorsque ceux-ci sont impuissants à traîner de trop lourds fardeaux. Le peuple des villes est charitable aux bêtes.
Je viens de nommer l’Afrique. C’est la terre de l’indifférence pour toute souffrance, du mépris de la vie, du stoïcisme odieux. J’ai ressenti là une des plus fortes émotions de pitié qu’on puisse avoir. L’image ineffaçable de cette courte et simple vision d’une bête agonisante me poursuit depuis lors, me hante ; et je revois tout, le paysage, la place, les moindres détails de cette scène qui m’a remué presque jusqu’aux moelles.
Depuis deux semaines nous parcourions à cheval d’immenses espaces de terre brûlée ; couchant sous la tente dans le voisinage des douars, puis repartant avant le soleil levé.
Pendant les premiers jours, nous avions traversé des plaines où l’on retrouvait encore, par places, des touffes d’herbe séchée, une sorte de paille hachée menu, cuite par six mois de soleil sans une goutté de pluie tombée du ciel. Là-dedans erraient des troupeaux. Tantôt c’étaient des armée de moutons de la couleur du sable. Tantôt à l’horizon se profilaient des bêtes singulières, que la distance faisait petite, et qu’on eut prise, avec leur dos en bosse, leur grand cou recourbé, leur allure lente, pour des bandes de hauts dindons.
Puis, en approchant, on reconnaissait des chameaux, avec leur ventre gonflé des deux côtés comme un double ballon, comme une outre démesurée, leur ventre qui contient jusqu’à soixante litres d’eau. Eux aussi avaient la couleur du désert, comme tous les êtres nés dans ces solitudes jaunes. Le lion, l’hyène, le chacal, le crapaud, le lézard, le scorpion, l’homme lui-même prennent là toutes les nuances du sol calciné, depuis le roux brûlant des dunes mouvantes jusqu’au gris pierreux des montagnes. Et la petite alouette des plaines est si pareille à la poussière de terre, qu’on la voit seulement quand elle s’envole.
Puis on ne rencontra plus même de petits oiseaux. Il n’y avait pas un puits, pas une source, pas une goutte d’eau, à deux cents kilomètres autour de nous. Cinq cents mètres en avant de notre petite troupe, un cavalier servant de guide nous dirigeait à travers la morne et toute droite solitude. Pendant dix minutes, il allait au pas, immobile sur la selle, et chantant, en sa langue, une chanson traînante, avec ces rythmes étranges de là-bas. Nous imitions son allure. Puis soudain il partait au trot, à peine secoué, son grand burnous voltigeant, le corps d’aplomb, debout sur les étriers. Et nous partions derrière lui, jusqu’au moment où il s’arrêtait pour reprendre un train plus doux.
Je demandai à mon voisin :
« Comment peut-il nous conduire à travers ces espaces nus, sans points de repère ? »
Il me répondit :
« Quand il n’y aurait que les os des chameaux. »
En effet, de quart d’heure en quart d’heure, nous rencontrions quelque ossement énorme rongé par les bêtes, cuit par le soleil, tout blanc, tachant le sable. C’était parfois un morceau de jambe, parfois un morceau de mâchoire, parfois un bout de colonne vertébrale.
« D’où viennent tous ces débris, demandai-je. »
Mon voisin répliqua :
« Les caravanes laissent en route chaque animal qui ne peut plus suivre ; et les chacals n’emportent pas tout. »
Et pendant plusieurs journées nous avons continué ce voyage monotone, derrière le même Arabe, dans le même ordre, toujours à cheval, presque sans parler.
Or, un après-midi, comme nous devions, au soir, atteindre une oasis, j’aperçus, très loin devant nous, une masse brune, grossie d’ailleurs par le mirage, et dont la forme m’étonna. À notre approche, deux vautours s’envolèrent. C’était une charogne encore baveuse, malgré la chaleur, vernie par le sang pourri. La poitrine seule restait, les membres ayant été sans doute emportés par les voraces mangeurs de morts.
« Une caravane nous précède, dit le lieutenant. »
Quelques heures après, on entrait dans une sorte de ravin, de défilé, fournaise effroyable, aux rochers dentelés comme des scies, pointus, rageurs, révoltés, semblait-il, contre ce ciel impitoyablement féroce. Un autre corps gisait là. Un chacal s’enfuit qui le dévorait. Puis, au moment où l’on débouchait de nouveau dans une plaine, une masse grise, étendue devant nous, remua, et lentement, au bout d’un cou démesuré, je vis se dresser la tête d’un chameau agonisant. Il était là, sur le flanc, depuis deux ou trois jours peut-être, mourant de fatigue et de soif. Ses longs membres qu’on aurait dit briscaillés, inertes, mêlés, gisaient sur le sol de feu. Et, lui, nous entendant venir, avait levé sa tête, comme un phare. Son front rongé par l’inexorable soleil n’était qu’une plaie, coulait ; et son œil résigné nous suivit. Il ne poussa pas un gémissement, ne fit pas un effort pour se lever ; on eût cru qu’il savait ; que, ayant déjà vu mourir ainsi beaucoup de ses frères dans ses longs voyages à travers les solitudes, il connaissait bien l’inclémence des hommes. C’était son tour, voilà tout. Nous passâmes. Or, m’étant retourné longtemps après, j’aperçus encore, dressé sur le sable, le grand col de la bête abandonnée regardant jusqu’à la fin s’enfoncer à l’horizon les derniers vivants qu’elle dut voir.

*

Une autre fois, ce fut un chien, tapi contre un roc, la gueule ouverte, les crocs luisants, incapable de remuer une patte, l’œil tendu sur deux vautours qui, près de là, épluchaient leurs plumes en attendant sa mort. Il était tellement obsédé par la terreur des bêtes patientes, avides de sa chair, qu’il ne tourna pas la tête, qu’il ne sentit pas les pierres qu’un spahi lui lançait en passant.
Une autre fois, ce fut un homme foudroyé sur la route par un coup de soleil. On le porta jusqu’au caravansérail (c’était en Kabylie) et on le laissa mourir sur une botte de paille, à l’ombre d’un mur.
Mais jamais, jamais, je n’ai eu le cœur aussi profondément remué qu’à la vue du triste chameau laissé derrière nous dans le désert.
22 décembre 1881
stats