Guy de Maupassant : Sur les hauts plateaux. Texte publié dans Le Gaulois du 31 juillet 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre La province d’Oran du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 23 avril 2020.

Sur les hauts plateaux

D’Arzew à Saïda, le chemin de fer à voie étroite, construit par la Compagnie franco-algérienne pour l’exploitation de l’alfa, monte sans cesse, court en serpentant sur le flanc des côtes de sable jaune, pivote en des courbes rapides pour éviter les obstacles, puis soudain s’élance dans une plaine à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu comme par suite de l’habitude prise. Il côtoie les difficultés du sol ; et soufflant, râlant, comme exténué parfois, il marche vers le désert, vers les solitudes mornes des hauts plateaux, vers l’inconnu, à la façon de ces deux voyageurs hardis du Moyen Âge qui découvraient des continents.
Toute la contrée qu’il traverse est aride et désolée. C’est le pays du feu, le royaume brûlé du soleil. Il règne là, en maître absolu, l’astre ardent qu’on pourrait appeler le roi d’Afrique. Le train s’arrête à Saïda. C’est une petite ville qui ressemble à un village de France. Ce point, en ce moment, ne semble habité que par des généraux. On en rencontre partout : général Saussier, général Delebecque, général Colonieu, général Germain (un invalide toujours au lit, qu’on a justement envoyé dans le pays où il faudrait être toujours à cheval) ; plus deux ou trois généraux du commun, qui se promènent sous l’ironie des habitants et des réfugiés. Parmi ces réfugiés, il en est qui sont restés huit jours enfermés avec quelques hommes dans des fermes assiégées par les Arabes, et ces fermes, détruites aujourd’hui par les révoltés, existeraient encore si l’autorité militaire avait envoyé seulement vingt soldats au secours de leurs énergiques défenseurs.
On revoit ici chaque jour la prodigieuse confusion et l’indicible incapacité dont nous avons été témoins pendant toute la campagne de Prusse. Seulement, le chef ennemi, au lieu de s’appeler le feld-maréchal de Moltke, s’appelle Bou-Amama, un simple bandit, un pillard à la tête d’une bande, rien de plus.
Saïda fut autrefois une résidence d’Abd el-Kader. La ville du célèbre émir se trouve un peu au sud de la colonie européenne.
Il n’en reste presque rien. On voit un roc à pic d’un rouge superbe, d’un rouge de brique panée au four, et sur ce roc, un reste de muraille. Il est séparé de la montagne par un adorable ravin, tout rempli, tapissé, fleuri de lauriers-roses. Ces merveilleux arbustes poussent jusque dans le lit du fleuve, l’Oued Saïda, large de deux mètres, mais le seul fleuve du pays dont l’eau ne soit pas tarie tout de suite par le soleil et par le sable, ces deux insatiables buveurs.
On y voit même des cascades, et des sources claires au pied des figuiers, sous le squelette morne de la vieille forteresse arabe.
Toute excursion isolée dans les environs est impossible depuis la défection des Rezaïnas. Des troupes de dix, quinze, vingt cavaliers pillards parcourent la contrée en tous sens ; et quiconque tombe en leurs mains est un homme mort.
J’attendis donc une occasion pour m’avancer jusqu’aux chotts. Cette occasion pouvait se présenter sous deux formes : un train d’exploration allant jusqu’à l’Oued-Falled pour inspecter la voie abandonnée, ou un détachement de troupes gagnant un des points occupés.

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C’est un train qui m’emporta ; et, dans ce train, je me trouvai justement en face du commandant Jacquet, le seul officier qui ait remporté un vrai succès sur les révoltés.
Après avoir passé Aïn-el-Hadjar, gardé aujourd’hui par les troupes, et où se trouvent les magnifiques usines abandonnées à la Compagnie franco-algérienne, le train gagne les hauts plateaux. La machine geint dans les montées trop rudes ; elle s’arrête parfois, impuissante, et tout le monde descend pour pousser, comme on pousse une simple voiture.
Le mécanicien, le corps penché en dehors, regarde sans cesse la voie que les Arabes auraient pu détruire, et nous autres, nous inspectons l’horizon, très attentifs, en éveil dès qu’un filet de poussière semble indiquer au loin un cavalier encore invisible. Nous portons des fusils et des revolvers, car à tout moment on peut être attaqué.
Parfois, un chacal s’enfuit devant la machine ; un énorme vautour s’envole, abandonnant la carcasse d’un chameau presque entièrement dépecé ; des poules de Carthage, très semblables à des perdrix, gagnent des touffes de palmiers nains.
À la petite station de Tafaroua, deux compagnies de ligne sont campées. Ici, on a tué beaucoup d’Espagnols.
À Kralfallah, c’est une compagnie de zouaves qui se fortifient à la hâte, édifiant leurs retranchements avec des rails, des poutres, des poteaux télégraphiques, des balles d’alfa, tout ce qu’on trouve. Nous déjeunons là, et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café.

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Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d’alfa font ressembler à une mer calme. Le sirocco souffle, nous jetant à la face l’air enflammé du désert ; et, parfois, à l’horizon, une île apparaît, entourée d’eau : c’est le mirage. Sur un talus, voici des pierres brûlées et des ossements d’homme : les restes d’un Espagnol. Puis, d’autres chameaux morts, toujours dépecés par des vautours. On a traversé une forêt !!! Quelle forêt ! Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque ! Désormais aucune verdure, sauf l’alfa, sorte de jonc d’un vert bleu qui couvre le sol. Parfois, on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît : on s’était peut-être trompé.
À Mousbah, le commandant Jacquet s’attendait à trouver la colonne qu’il commande et qui doit camper là venant du camp de Sfid. Deux Arabes se tenaient sur la voie en agitant une lettre. Les ordres envoyés de Saïda n’étaient pas parvenus au camp ; on envoyait simplement un cheval au commandant. Il le renvoie avec les Arabes et donne l’ordre de faire venir immédiatement sa colonne qu’il retrouvera le soir en retournant avec nous. Il voulait rester seul dans cette solitude ; c’était jouer sa vie, car les bandits sont cachés partout pour épier ; nous le décidons à nous accompagner.
C’est un officier de quarante et un ans, de taille moyenne, maigre et brun comme un Arabe. Il parle avec facilité, en homme instruit, réfléchi et très fin. Parfois, il étend le bras vers l’horizon monotone : « Voyez ce pays, dit-il ; comment voulez-vous qu’on saisisse ces voleurs rapides comme le vent ? Là, derrière ce monticule, une bande ennemie, peut-être, nous regarde passer. Comment le savoir ? C’est le désert. Personne ne peut nous guider vers eux, nous révéler leur présence. Les vols, seulement, nous font connaître leur passage. Ils n’attaquent jamais, ils pillent quand nous sommes loin, voilà tout. »

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Nous arrivons à Oued-Falled, au milieu d’une étendue toujours morne et déserte. Alors je m’éloigne à pied avec deux compagnons, vers le Sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le sirocco charrie du feu ; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu’elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les pierres on trouve des scorpions. Un reptile s’enfuit ; c’est peut-être la fameuse vipère minute dont la blessure est toujours mortelle, dit-on. Deux lièvres partent. Nous les manquons, car nos fusils sont chargés à balle, à cause des Arabes. Là-bas, devant nous, sont les Chotts, mais il faut revenir ; le train ne stationne que deux heures à Oued-Falled, et puis nous pouvons, d’un moment à l’autre, nous trouver en face d’un goum dissident. Nos armes sont devenues tellement brûlantes qu’on n’en peut plus toucher les canons.
C’est ce Chott, vers lequel nous marchons, qui fut traversé dernièrement par les Rezaïnas qui nous abandonnaient, grâce à la politique habile de M. Albert Grévy. La chaleur fut telle, durant la traversée de ce marais desséché, que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leur mère.
Nous revenons à Oued-Falled. Un remarquable fait de guerre rend aujourd’hui ce lieu célèbre dans la contrée.
Une colonne dernièrement y était établie, gardée par un détachement du 15e de ligne. Or, une nuit, deux goumiers arrivent, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général. Selon l’usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, qu’on avait oublié de prévenir, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même, le poste saisit ses armes ; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé 150 coups de fusil, les deux Arabes, enfin, se retirent ; l’un d’eux avait une balle dans l’épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches.

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Nous repartons avec le train, à travers l’horrible et morne paysage.
La machine siffle. C’est de nouveau Mousbah. Le commandant Jacquet nous dit adieu, mais la baraque de planches, qui servait jadis de gare, est déserte. Sa colonne n’est pas arrivée, bien que le camp ne soit distant que de sept kilomètres. Malgré nos instances, il déclare qu’il restera pour attendre son monde. Son ordonnance est épouvanté. Alors un jeune sous-lieutenant, qui nous accompagnait en amateur dans cette excursion, s’offre à demeurer auprès du commandant. Nous leur laissons de l’eau, deux fusils et des cartouches, et le train repart juste au moment où on découvrait à l’horizon, dans la direction du camp, quelques cavaliers à peine visibles : c’est l’avant-garde de la colonne, sans doute, et nous nous éloignons.
Le soir, après notre retour à Saïda, l’autorité militaire, effrayée de l’imprudence du commandant, expédia immédiatement un goum à Mousbah. Je viens d’apprendre que la colonne attendue arrivait environ une heure après notre départ.

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J’ai donc traversé les hauts plateaux depuis Saïda jusqu’aux Chotts. C’est sinistre et lamentable. Les Espagnols qui n’ont pas été tués sont partis, de sorte que le train court un jour entier dans ces solitudes sans rencontrer un être. Quant à Bou-Amama, où est-il aujourd’hui ? Personne ne le sait, pas plus les militaires que nous. Il attend sans doute, embusqué quelque part, car il n’a pas encore pu charger les quatre cents chameaux qui le suivent. Cet homme, je le répète, n’est qu’un chef de bandits. Il ne se bat pas pour l’indépendance de son pays, mais pour voler seulement. On dirait vraiment que toute cette ridicule et sanglante insurrection a été jusqu’à un certain point favorisée ; car on entend des gens dire sérieusement que ce massacre des Espagnols n’est pas un mal. Tout cela est louche, ténébreux. Qu’y a-t-il dessous ? Quant aux dépêches communiquées par les agences aux journaux parisiens, elles sont presque toutes d’une fausseté impudente et révoltante. Pourquoi trompe-t-on ainsi ?
Enfin le général Saussier vient d’arriver. C’est, paraît-il, un homme habile, énergique et intègre. Ce n’est pas trop tôt. Voir clair dans ces affaires algériennes où chacun travaille pour soi ; saisir la vérité dans ce pays où tout le monde trafique, pille, ment et tue à l’occasion ; où l’Arabe, sans cesse pressuré, volé et assommé, ne vaut pas mieux que l’Européen qui pressure, vole et assomme, semble un problème trop compliqué pour l’intelligence humaine.
Toute notion de justice disparaît dès qu’on met le pied ici ; toutes les règles ordinaires sont renversées ; toute droiture est inconnue ; toute raison est bafouée, toute question devient insoluble par la faute des intéressés. « Buvons de l’absinthe, rossons l’Arabe et trompons tout le monde », semble être la devise des Algériens. Seulement, quand l’Arabe enfin se fâche, c’est lui qui rosse à son tour, voilà le mal.
31 juillet 1881