Guy de Maupassant : Le prisonnier. Texte publié dans Le Gaulois du 28 juillet 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre Bou-Amama du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 22 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Le prisonnier

J’avais fait une excursion à Aïn-el-Hadjar et visité les magnifiques ateliers de compression de la Compagnie franco-algérienne. Nous avions parcouru les salles immenses où quinze cents ouvriers travaillaient naguère et où ne restent aujourd’hui que deux surveillants, le maître mécanicien et quelques hommes sous la protection tardive de trois compagnies de ligne. En revenant à Saïda à pied, avec deux compagnons, à travers la plaine, nue et jaune, sillonnée de rivières à sec dont le lit est plein de lauriers-roses en fleur, nous avions rencontré plusieurs Arabes dont l’un, un grand gaillard au pas rapide, poussait devant lui son cheval exténué. Il revenait de Géryville et il prétendait avoir rencontré Bou-Amama dans sa marche. Le chef insurgé, paraît-il, manque de tout et il ne peut tarder à regagner le Sud, pour revenir sans doute au premier jour.
Jusqu’à la ville on avait continué à parler de ce marabout devenu célèbre et dont le nom plane sur ce pays, affolant tout le monde, si bien que, dimanche, au milieu du marché arabe à Saïda, le bruit de son arrivée a bouleversé la population indigène, et couvert les routes de fuyards poussant devant eux leurs troupeaux.
Je venais enfin de rentrer à l’inqualifiable auberge du pays ; et j’allais passer dans la salle à manger, quand l’hôtelier me saisit violemment par le bras et me souffla dans l’oreille :
« Il y a un prisonnier de Bou-Amama. Le voulez-vous ? »
Cette singulière question me laissa perplexe. Qu’est-ce que je ferais de ce prisonnier ? Dans quelle intention mystérieuse me le proposait-on ainsi ? Je refusai. L’aubergiste parut stupéfait.
Au premier coup d’œil je m’aperçus que la table d’hôte n’avait pas son aspect ordinaire. Une inquiétude semblait planer. Dans un coin, deux correspondants graves de grands journaux ennuyeux s’épiaient d’un air inquiet.
Personnages presque officiels, porte-voix dociles de l’autorité, ils ne voyagent ordinairement qu’entre le préfet et le général, ménageant les deux, ménagés par les deux, honorés d’estafettes qui leur apportent les nouvelles utiles et châtrées, toujours sérieux et bien informés, et pleins d’un zèle approbatif pour quiconque représente l’autorité civile ou l’autorité militaire, ces ogres qui déchirent l’Algérie. Assis à une table particulière, un Anglais à favoris, qui voyage, comme moi, par curiosité, riait, d’un rire muet à longues dents. Et pêle-mêle, une dizaine de reporters de feuilles diverses, ordinairement bruyants, gobeurs, faiseurs d’esprit bête, paraissaient ce soir-là exceptionnellement sérieux.
Seule, une jeune femme, une Parisienne, jetée à Saïda par les hasards de la guerre, Ariane perdue dont l’époux est en garnison à Géryville, gardait sa physionomie habituelle, morne et désolée.
À peine assis devant mon assiette, je lâchai une parole qui produisit dans toute la salle l’effet d’une décharge électrique.
« Il paraît qu’il y a ce soir un nouveau prisonnier de Bou-Amama, revenu ici. »
Les deux correspondants des grands journaux pâlirent. L’Anglais cessa brusquement de rire, et tous les reporters demeurèrent fixes dans la posture où ils se trouvaient, un verre levé, la bouche ouverte, les yeux hagards, comme si j’eusse cassé tout d’un coup la mécanique qui faisait mouvoir tout ce monde.
Alors que je compris que chacun de ces gens avait accepté le prisonnier offert mystérieusement par l’industrieux patron, que chacun s’en croyait le seul propriétaire, que chacun l’avait payé avec la satisfaction intime de jouer ses concurrents.
J’achevai mon œuvre et je prononçai gravement : « On m’a offert ce prisonnier, mais j’ai des raisons très sérieuses pour le croire apocryphe. »
Le dîner fut tout de suite fini et chacun se leva, disparut, s’enfonça dans l’ombre des rues, tandis que tout autour de la minuscule cité les chiens arabes mêlaient leurs aboiements au cri des chacals qui viennent chaque nuit jusque dans les rues.
Je sortis à mon tour et j’assistai à la chasse la plus extraordinairement comique qu’on puisse rêver. Anglais et journalistes poursuivaient le prisonnier. Ils interrogeaient les rares passants, entraient dans les cafés borgnes pleins d’Arabes et de nègres. Les deux correspondants des grands journaux parisiens s’étaient rendus, l’un chez le général, l’autre chez le préfet, de passage ici, et des estafettes, des spahis, des goumiers, partirent bientôt dans tous les sens à la poursuite du prisonnier. Ce fut l’Anglais qui le retrouva dans une maison d’aspect douteux. Il était gris comme un âne, ayant bu la moitié de l’argent que lui avait remis notre aubergiste, son complice. On n’en put tirer un mot.

*

Le lendemain, vers six heures du matin, un grand coup dans ma porte me réveilla. Je criai : « Entrez ! » Le patron parut, suivi d’un jeune homme de vingt-huit ans environ, plus noir qu’un Arabe, avec la tête rasée, à l’exception d’une longue mèche sur le sommet. Le patron dit : « Voilà le prisonnier ! » Je ne repoussai pas ce prisonnier forcé, je le fis asseoir et, ayant demandé un interprète, je commençai l’interrogatoire ; son récit m’a paru intéressant. Le voici :
Il s’appelait Blas Rojo Pélisaire. Il conduisait, avec des camarades, le 10 juin au soir, un convoi de sept charrettes, quand ils trouvèrent sur la route d’autres charrettes brisées, et, entre les roues, les charretiers massacrés. Un d’eux vivait encore. Ils se mirent à le soigner ; mais une troupe d’Arabes se jeta sur eux. Les Espagnols n’avaient qu’un fusil, ils se rendirent ; ils furent néanmoins massacrés, à l’exception de Blas Rojo, épargné sans doute à cause de sa jeunesse et de sa bonne mine. On le conduisit au camp où il trouva d’autres prisonniers. À minuit, on tua l’un d’eux, sans raison. C’était un homme de mécanique (un de ceux chargés de serrer les freins des charrettes) nommé Domingo.
Le lendemain 11, Blas apprit que d’autres prisonniers avaient été tués dans la nuit. C’était le jour des grands massacres (massacres accomplis surtout par les tribus des Hassassenas et des Harrar, tribus qui n’ont cependant pas été inquiétées depuis). On resta au même endroit ; puis, le soir, les cavaliers amenèrent deux femmes et un enfant.
Le 12, on leva le camp et on marcha tout le jour.
Le 13 au soir on campait à Dayat-el-Kerch.
Le 14, on marchait dans la direction de l’Oued-Halifah. C’est le jour de l’affaire Mallaret. Le prisonnier n’a pas entendu le canon. Ce qui laisse supposer que Bou-Amama a fait défiler un parti de cavaliers seulement devant le corps expéditionnaire français, tandis que le convoi de butin où se trouvait Blas passait le Chott quelques kilomètres plus loin, bien à l’abri.
Pendant huit jours, on marcha en zigzag. Une fois arrivés à Tis-Moulins, les goums dissidents se séparèrent, emmenant chacun ses prisonniers.
Bou-Amama se montra bienveillant pour les prisonniers, surtout pour les femmes, qu’il faisait coucher dans une tente spéciale et garder.
Une d’elles, une belle fille de dix-huit ans, s’unit en route avec un chef Trafi, qui la menaçait de mort si elle résistait. Mais le marabout refusa de consacrer leur union.
Blas Rojo fut attaché au service de Bou-Amama, qu’il ne vit pas cependant. Il ne vit que son fils, qui dirigeait les opérations militaires. Il semblait âgé de trente ans environ. C’était un grand garçon maigre, brun pâle, aux yeux larges et qui porte une petite barbe.
Il possède deux chevaux alezans, dont un français qui a appartenu au colonel Innocenti, et qui fut pris dans la débâcle de Chellala.
Le prisonnier n’a pas eu connaissance de l’affaire du Kreïder. Il est du reste acquis aujourd’hui que cette affaire a été prodigieusement grossie. Le nombre des Arabes tués n’a pas excédé une dizaine. Voilà comment on nous renseigne officiellement.
Blas Rojo se sauva dans les environs de Bas-Yala ; mais, ne connaissant pas bien le pays, il fut forcé de suivre les cours d’eau et, après trois jours et trois nuits de marche, il arriva à Marhoum. Bou-Amama avait avec lui cinq cents cavaliers et trois cents fantassins, plus un convoi de quatre cents chameaux destinés à porter le butin.
Cette poignée d’hommes, qui défie impunément nos troupes, était dans une profonde misère.

*

J’entendais une rumeur derrière ma porte. Je l’ouvris : tous les reporters étaient là, le carnet à la main, et l’air furieux, attendant leur part du prisonnier. Je le leur rendis, un peu honteux de les en avoir privés, et m’excusant, les priant de me pardonner pour une fois cette excursion dans leur domaine.
28 juillet 1881
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