Guy de Maupassant : Promenade à travers Tunis. Texte publié dans Le Gaulois du 12 février 1889. Il sera ensuite repris dans le chapitre Tunis du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 30 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Promenade à travers Tunis

Les Français semblent avoir apporté à la conquête et surtout à l’annexion morale de la Tunisie un esprit politique dont ils ont rarement fait preuve dans leurs actes de colonisation. Peut-être aussi doit-on le résultat vraiment surprenant obtenu en quelques années, à ce que trois hommes de valeur se sont succédé sur cette terre comme représentants de la France : Roustan, Cambon et Massicault.
Doués de qualités fort différentes, ils se sont pour ainsi dire complétés en se remplaçant, et chacun d’eux a contribué largement à l’extension sans cesse grandissante de l’influence française en ce pays. Comme dans toutes les contrées neuves où les intérêts se combattent, où les influences se heurtent, j’ai entendu louer beaucoup et beaucoup critiquer ; mais en faisant la moyenne des opinions recueillies, des raisons exposées, des discussions écoutées, et en jugeant ensuite comme un étranger que la cause ne trouble point, mais qui a suivi avec grande attention les avocats, il me semble avoir recueilli infiniment plus de bien que de mal sur le compte des représentants de la France. Le cas est vraiment assez rare, exceptionnel, phénoménal, pour être cité, noté et proclamé.
Aujourd’hui, cependant, la situation est fort tendue, et, bien qu’on cache avec soin les tracasseries incessantes, quotidiennes, exaspérantes, des autorités italiennes, il se peut qu’au premier jour, sur une question insignifiante, alors que l’Europe paraît calmée, une petite querelle, née à Tunis, prenne soudain les proportions d’un conflit universel.
Le résident français apporte, dit-on, dans ses relations avec les fonctionnaires italiens une modération et un esprit conciliant presque exagérés.
A-t-il tort ou raison ? Je l’ignore.
Quelques-uns ici l’en blâment et prétendent qu’à force de céder il faudra bien finir, un jour ou l’autre, par se fâcher.
Ce qui semble irriter de plus en plus les Italiens, c’est leur effacement indiscutable et la décroissance constante de leur influence depuis le protectorat français, protectorat que le peuple tunisien accepte avec une résignation qui ressemble fort à de la reconnaissance.
Au moment de l’occupation, Tunis, séparé du lac par de grands marécages fangeux où se déversaient les égouts, et ruiné par la concussion des fonctionnaires indigènes, a vu arriver d’abord avec terreur cette armée française si peu attendue et redoutée que le Bey a été surpris dans son palais du Bardo, à plusieurs kilomètres de la ville.
Puis, du jour au lendemain, grâce à l’argent que la France a eu l’esprit de jeter à flots dans ce pays, un bien-être s’est répandu de la capitale aux campagnes. Puis les Arabes se sont aperçus, avec stupéfaction, que la perception des impôts, tellement arbitraire et écrasante jusque-là que la culture des terres était devenue impossible et qu’il fallait fuir devant les agents du Trésor comme devant une razzia des nomades, ne restait plus aux mains de ces pilleurs publics ; enfin, une cité nouvelle, relativement propre, s’élevait, comme par miracle, dans le marais même et joignait au lac l’ancienne ville par une grande avenue, « La Marine », devenue aussitôt la promenade du tout-Tunis, le lieu de rendez-vous, aux jours de fête, des Arabes, des Maures, des Juifs, des Français et même des Italiens.
L’extrême douceur, la modération excessive, les égards exagérés que les envahisseurs ont témoignés aux envahis, dont ils ont fait respecter les droits, la religion et rempli la bourse, ont amené en peu de temps une réaction si absolue qu’on ne trouve ici aucune trace d’animosité du protégé contre le protecteur, aucun de ces symptômes de mécontentement, d’irritation, de révolte, si fréquents, si sensibles encore partout en Algérie.
La langue française, que presque personne ne parlait il y a dix ans, s’est tellement répandue qu’on l’entend à présent partout, alors que la langue italienne est en train de disparaître.
Toutes les boutiques ont des enseignes françaises, même au milieu de la ville arabe, et on sent à n’en point douter que la France est absolument la maîtresse de ce pays qui redeviendra peut-être (dans fort longtemps), ce qu’il fut déjà (il y a fort longtemps), la terre la plus peuplée de villes, et la plus fertile, sans doute, de l’ancien monde.
Donc, aujourd’hui, la Tunisie est non seulement sous le protectorat, mais aussi sous l’influence dominante des Français en même temps qu’elle est au pouvoir des Juifs, qui en sont les maîtres par l’argent comme nous sommes les maîtres par la force. Il ne faut point entendre par cette affirmation que le peuple arabe soit ravi de voir passer dans ses rues des troupiers français. Certes non.
Mais il nous supporte mieux qu’il n’a supporté personne, ce peuple habitué à la servitude héréditaire, et, s’il appelle notre départ, s’il nous méprise et nous maudit en sa conscience, c’est uniquement par haine religieuse et point du tout par rancune de vaincu. Il croit que nous partirons, sans douter que Dieu, afin de le punir de ses fautes, nous a envoyés, en nous donnant mission de refertiliser, reboiser, enrichir le sol ruiné, dévasté par lui, par cette sauterelle en burnous qui coupe les arbres, ronge et détruit plus que le criquet africain, et il espère que, notre besogne accomplie, Tunis nettoyée comme les écuries d’Augias par Hercule, Dieu rendra leur patrie aux Arabes.
En attendant ce jour, ils sentent et avouent que nous leur sommes utiles, ils aiment assez nous voir travailler à la prospérité du pays, et si nous partions demain ils nous regretteraient, en se réjouissant.

*

Ils exècrent les Juifs, par exemple, bien qu’ils ne puissent se passer d’eux. Si on liquidait aujourd’hui la fortune arabe, il n’en resterait peut-être pas un quart aux mains de l’indigène. Toutes les fois cependant qu’ils ont besoin d’argent, qu’ils veulent traiter une affaire quelconque, ils s’adressent aux Juifs, et jamais aux grandes banques continentales, qui ne les pressureraient point, et cela parce que le Juif est poli, prêt à tout, complaisant, l’employé de banque étant, au contraire, cassant et pressé, et l’Arabe orgueilleux comme un paon.
Lorsque, quittant l’avenue de la Marine on s’aventure par les rues neuves qui vont aboutir, dans le marais, à quelque courant d’égout, on entend soudain une sorte de chant bizarre, rythmé par des bruits sourds comme des coups de canon lointains, qui s’interrompent quelques instants pour recommencer aussitôt. On regarde autour de soi et on découvre, au ras de terre, une dizaine de têtes de nègres, enveloppées de foulards, de mouchoirs, de turbans, de loques. Ces têtes chantent un refrain arabe, tandis que les mains, armées de dames pour tasser le sol, tapent en cadence, au fond d’une tranchée, sur les cailloux et le mortier qui feront des fondations solides à quelque nouvelle maison bâtie dans ce sol huileux de fange.
Sur le bord du trou, un vieux nègre, chef d’escouade de ces pileurs de pierres, bat la mesure, avec un rire de singe ; et tous les autres aussi rient en continuant leur bizarre chanson que scandent des coups énergiques. Ils tapent avec ardeur, et rient avec malice devant les passants qui s’arrêtent ; et les passants aussi s’égaient, les Arabes parce qu’ils comprennent, les autres parce que le spectacle est drôle ; mais personne assurément ne s’amuse autant que les nègres, car le vieux crie :
— Allons ! frappons !
Et tous reprennent en montrant leurs dents et en donnant trois coups de pilon :
— Sur la tête du chien de roumi !
Le nègre clame en mimant le geste d’écraser :
— Allons ! frappons !
Et tous :
— Sur la tête du chien de youte !
Et c’est ainsi que s’élève la ville européenne dans le quartier neuf de Tunis !
Ce quartier neuf ! Quand on songe qu’il est entièrement construit sur des vases peu à peu solidifiées, construit sur une matière innommable, faite de toutes les matières immondes que rejette une ville, on se demande comment la population n’est pas décimée par toutes les maladies imaginables, toutes les fièvres, toutes les épidémies. Et, en regardant le lac, que les mêmes écoulements urbains envahissent et comblent peu à peu, le lac, dépotoir nauséabond, dont les émanations sont telles que, par les nuits chaudes, on a le cœur soulevé de dégoût, on ne comprend même pas que la ville ancienne, accroupie près de ce cloaque, subsiste encore.
On songe aux fiévreux aperçus dans certains villages de Sicile, de Corse ou d’Italie, à la population difforme, monstrueuse, ventrue et tremblante, empoisonnée par des ruisseaux clairs et de beaux étangs limpides, et on demeure convaincu que Tunis doit être un foyer d’infections pestilentielles.
Eh bien, non ! Tunis est une ville saine, très saine. L’air infect qu’on y respire est vivifiant et calmant, le plus apaisant, le plus doux aux nerfs surexcités que j’aie jamais respiré. Après le département des Landes, le plus sain de France, Tunis est l’endroit où sévissent le moins toutes les maladies ordinaires de nos pays.
Seules, la fièvre typhoïde et la petite vérole, qui y demeurent à peu près à l’état permanent, ont de temps en temps des crises meurtrières. Cela paraît invraisemblable, mais cela est. Ô médecins modernes, oracles grotesques, professeurs d’hygiène, qui envoyez vos malades respirer l’air pur des sommets ou l’air vivifié par la verdure des grands bois, venez voir ces fumiers qui baignent Tunis ; regardez ensuite cette terre que pas un arbre n’abrite et ne rafraîchit de son ombre ; demeurez un an dans ce pays, plaine basse et torride sous le soleil d’été, marécage immense sous les pluies d’hiver, puis entrez dans les hôpitaux. Ils sont vides !
Questionnez les statistiques, vous apprendrez qu’on y meurt de ce qu’on appelle, peut-être à tort, sa belle mort beaucoup plus souvent que de vos chères maladies. Alors vous vous demanderez peut-être si ce n’est pas la science moderne qui nous empoisonne avec ses progrès ; si les égouts dans nos caves et les fosses voisinant avec notre vin et notre eau ne sont pas des distillateurs de mort à domicile, des foyers et des propagateurs d’épidémies plus actifs que les ruisselets d’immondices qui se promènent en plein soleil autour de Tunis ; vous reconnaîtrez que l’air pur des montagnes est moins calmant que le souffle bacillifère des fumiers de ville ici, et que l’humidité des forêts est plus redoutable à la santé et plus engendreuse de fièvres que l’humidité des marais putréfiés à cent lieues du plus petit bois.
En réalité, la salubrité indiscutable de Tunis est stupéfiante et inexplicable, à moins qu’on ne l’attribue au vent qui passe sans cesse comme un grand éventail sur ce vaste pays nu, où aucune montagne ne l’arrête, ou bien, comme l’a fait le docteur Daremberg, dans une étude parue à La Revue scientifique, à l’excellence des eaux du Zagh’ouan, que boivent les Tunisiens et qui arrivent à la cité sans avoir eu avec l’air aucun contact.

*

L’étonnement qu’éveillait en moi l’affirmation de cette salubrité me fit chercher les moyens de visiter un hôpital, et le médecin maure qui dirige le plus important de Tunis voulut bien me faire pénétrer dans le sien ; or, dès que fut ouverte la grande porte donnant sur une vaste cour arabe, dominée par une galerie à colonnes qu’abrite une terrasse, ma surprise et mon émotion furent telles que je ne songeai plus guère à ce qui m’avait fait entrer là.
Autour de moi, sur les quatre côtés de la cour, d’étroites cellules, grillées comme des cachots, enfermaient des homme qui se levèrent en nous voyant, et vinrent coller entre les barreaux de fer des faces creuses et livides. Puis un d’eux, passant sa main et l’agitant hors de cette cage, cria quelque injure. Alors les autres, sautillant soudain comme les bêtes des ménageries, se mirent à vociférer, tandis que sur la galerie du premier étage, un Arabe à grande barbe, coiffé d’un épais turban, le cou cerclé de colliers de cuivre, laissait pendre avec nonchalance sur la balustrade un bras couvert de bracelets et des doigts chargés de bagues. Il souriait en écoutant ce bruit. C’est un fou, libre et tranquille, qui se croit le roi des rois et qui règne paisiblement sur les fous furieux enfermés en bas.
Je voulus passer en revue ces déments effrayants et admirables en leur costume oriental, plus curieux et moins émouvants peut-être, à force d’être étranges, que nos pauvres fous d’Europe.
Dans la cellule du premier, on me permit de pénétrer. Comme la plupart de ses compagnons, c’est le haschisch ou plutôt le kif qui l’a mis en cet état. Il est tout jeune, fort pâle, fort maigre, et me parle en me regardant avec des yeux fixes, troubles, énormes. Que dit-il ? Il me demande une pipe pour fumer, et me raconte que son père l’attend.
De temps en temps, il se soulève, laissant voir sous sa gebba et son burnous des jambes grêles d’araignée humaine ; et le nègre, son gardien, un géant luisant aux yeux blancs, le rejette chaque fois sur sa natte d’une seule pesée sur l’épaule, qui semble écraser le faible halluciné.
Son voisin est une sorte de monstre jaune et grimaçant, un Espagnol de Ribera, accroupi et cramponné aux barreaux et qui demande aussi du tabac ou du kif, avec un rire continu qui a l’air d’une menace.
Ils sont deux dans la case suivante : encore un fumeur de chanvre, qui nous accueille avec des gestes frénétiques, grand Arabe aux membres vigoureux, tandis que, assis sur ses talons, un voisin, immobile, fixe sur nous des yeux transparents de chat sauvage. Il est d’une beauté rare cet homme, dont la barbe noire, courte et frisée, rend le teint livide et superbe. Le nez est fin, la figure longue, élégante, d’une distinction parfaite. C’est un Mozabite, devenu fou après avoir trouvé mort son jeune fils, qu’il cherchait depuis deux jours.
Puis en voici un vieux qui rit et nous crie, en dansant comme un ours :
— Fous, fous, nous sommes tous fous, moi, toi, le médecin, le gardien, le bey, tous, tous fous !
C’est en arabe qu’il hurla cela ; mais on comprend, tant sa mimique est effroyable, tant l’affirmation de son doigt tendu vers nous est irrésistible. Il nous désigne l’un après l’autre, et rit, car il est sûr que nous sommes fous, lui, ce fou, et il répète :
— Oui, oui, toi, toi, toi, tu es fou !
Et on croit sentir pénétrer en son âme un souffle de déraison, une émanation contagieuse et terrifiante de ce dément malfaisant.
Et on s’en va, et on lève les yeux vers le grand carré bleu du ciel qui plane sur ce trou de damnés. Alors apparaît, souriant toujours, calme et beau comme un roi mage, le seigneur de tous ces fous, l’Arabe à longue barbe, penché sur la galerie, et qui laisse briller au soleil les mille objets de cuivre, de fer et de bronze, clefs, anneaux et pointes, dont il pare avec orgueil sa royauté imaginaire.
Depuis quinze ans, il est ici, ce sage, errant à pas lents, d’une allure majestueuse et calme, si majestueuse en effet, qu’on le salue avec respect. Il répond, d’une voix de souverain, quelques mots qui signifient : « Soyez les bienvenus ; je suis heureux de vous voir. » Puis il cesse de nous regarder.
Depuis quinze ans, cet homme ne s’est point couché. Il dort assis sur une marche, au milieu de l’escalier de pierre de l’hôpital. On ne l’a jamais vu s’étendre.
Que m’importent, à présent, les autres malades, si peu nombreux, d’ailleurs, qu’on les compte dans les grandes salles blanches, d’où l’on voit par les fenêtres s’étaler la ville éclatante, sur qui semblent bouillonner les dômes des koubbas et des mosquées !
Je m’en vais troublé d’une émotion confuse, plein de pitié, peut-être d’envie, pour quelques-uns de ces hallucinés, qui continuent dans cette prison, ignorée d’eux, le rêve trouvé, un jour, au fond de la petite pipe bourrée de quelques feuilles jaunes.
12 février 1889