Guy de Maupassant : Le Ramadan. Texte publié dans Le Gaulois du 25 août 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre La province d’Alger du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 23 avril 2020.

Le Ramadan

Un grand calme — apparent dit-on — règne dans l’Algérie. Nous sommes dans le Ramadan. Les journaux, il est vrai, pour ne point rester sans dépêches à sensation, annoncent pompeusement les intentions du problématique Bou-Amama. L’un affirme qu’il a fait alliance avec Si-Sliman ; un autre raconte ses démarches pour entraîner les tribus indécises. En somme, rien ne bouge. Nous sommes dans le Ramadan.
Dans quelques jours, cependant, cette période d’immobilité aura pris fin, et nous verrons ce que nous réserve le fanatisme musulman exaspéré par la prière et le jeûne. Avant d’en arriver aux suppositions et de prévoir les révoltes futures, parlons de ce carême mahométan.
Le Ramadan dure trente jours. Pendant cette période, aucun serviteur de Mahomet ne doit boire, manger ou fumer depuis l’heure matinale où le soleil apparaît jusqu’à l’heure où l’œil ne distingue plus un fil blanc d’un fil rouge. Cette dure prescription n’est pas absolument prise à la lettre, et l’on voit briller le feu de plus d’une cigarette dès que l’astre de feu s’est caché derrière l’horizon, et avant que l’œil ait cessé de distinguer la couleur d’un fil rouge ou noir.
En dehors de cette précipitation, aucun Arabe ne transgresse la loi sévère du jeûne, de l’abstinence résolue. Les hommes, les femmes, les enfants à partir de quinze ans environ demeurent le jour entier sans manger ni boire. Ne pas manger n’est rien ; mais s’abstenir de boire est horrible par ces effrayantes chaleurs. Dans ce carême, il n’est point de dispense. Personne, d’ailleurs, n’oserait en demander, et les filles publiques elles-mêmes, les Oulad-Naïl, qui fourmillent dans tous les centres arabes et dans les grandes oasis, jeûnent comme les marabouts, peut-être plus que les marabouts. Et ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents.
Il est facile de comprendre quelle furieuse exaltation résulte, pour ces cerveaux bornés et obstinés, de cette dure pratique religieuse. Tout le jour, ces malheureux méditent, l’estomac tiraillé, regardant passer les roumis conquérants qui mangent, boivent et fument devant eux. Et ils se répètent que, si ils tuent un de ces roumis pendant le Ramadan, ils vont droit au ciel ; que l’époque de notre domination expire cette année, et que, dès la période de prières achevée, ils nous précipiteront dans la mer à coups de matraque.
C’est pendant le Ramadan que fonctionnent spécialement les khouan, mangeurs de scorpions, avaleurs de serpents, saltimbanques religieux, les seuls, avec quelques marabouts, quelques mécréants et quelques nobles, qui n’aient point une foi violente.
J’ai dit : « avec quelques nobles ». De même que la noblesse, au siècle dernier a été la première incrédule, et que ses enfants, marqués de philosophie ou d’orgueil, ont répété, en levant le front : « Nous sommes des gentilshommes ; la religion est bonne pour le peuple et non pour nous ! », ainsi font aujourd’hui quelques Arabes de haute famille.
Je viens de passer vingt jours au milieu des tribus frontières de la province d’Alger, sur la limite du désert. Trois cavaliers accompagnaient le jeune officier qui m’avait proposé cette excursion. Or, avant le départ, il avait demandé à ses hommes de ne point faire le Ramadan, estimant qu’il ne pourrait rien tirer de ces gens exténués par le jeûne. Deux ont refusé, le troisième répondit : « Mon lieutenant, je ne fais pas le Ramadan ; je ne suis pas un marabout, moi, je suis un noble. »
Et, en effet, il est de grande tente, comme on dit ici pour désigner la vieille noblesse ; c’est le fils d’une des plus anciennes et des plus illustres familles indigènes.
Une coutume singulière persiste, qui date de l’occupation, et qui paraît profondément comique quand on songe aux résultats terribles que le Ramadan peut avoir pour nous. Comme on voulait, au début se concilier les vaincus, et comme flatter leur religion est le meilleur moyen de les prendre, on a décidé que le canon français donnerait le signal de l’abstinence pendant l’époque consacrée. Donc, au matin, dès les premières rougeurs de l’aurore, un coup de canon commande le jeûne ; et, chaque soir, vingt minutes environ après le coucher du soleil, de toutes les villes, de tous les forts, de toutes les places militaires, un autre coup de canon part qui fait allumer des milliers de cigarettes, boire à des milliers de gargoulettes et préparer par toute l’Algérie d’innombrables plats de couscous.

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J’ai pu assister, dans la grande mosquée d’Alger, à la cérémonie religieuse qui ouvre le Ramadan.
L’édifice est tout simple, avec ses murs blanchis à la chaux et son sol couvert de tapis épais. Les Arabes entrent vivement, nu-pieds, avec leurs chaussures à la main. Ils vont se placer par grandes files régulières, largement éloignées l’une de l’autre et plus droites que des rangs de soldats à l’exercice. Ils posent leurs souliers devant eux par terre, avec les menus objets qu’ils pouvaient avoir aux mains, et ils restent immobiles comme des statues, le visage tourné vers une petite chapelle qui indique la direction de La Mecque.
Dans cette chapelle, le mufti officie. Sa voix vieille, douce, bêlante et très monotone vagit une espèce de chant triste qu’on n’oublie jamais quand une fois seulement on a pu l’entendre. L’intonation souvent change, et alors tous les assistants, d’un seul mouvement, rythmique, silencieux et précipité, tombent le front par terre, restent prosternés quelques secondes et se relèvent sans qu’aucun bruit soit entendu, sans que rien n’ait voilé une seconde le petit chant tremblotant du mufti. Et sans cesse toute l’assistance ainsi tombe et se redresse avec une promptitude, un silence et une régularité fantastiques. On n’entend point là-dedans le fracas des chaises, les toux et les chuchotements des églises catholiques. On sent qu’une foi sauvage plane, emplit ces gens, les abat et les relève comme des pantins ; c’est une foi muette et tyrannique envahissant les corps, immobilisant les faces, tordant les cœurs. Un indéfinissable sentiment de respect mêlé de pitié vous prend devant ces fanatiques maigres, qui n’ont point de ventre pour gêner leurs souples prosternations, et qui font de la religion avec le mécanisme et la rectitude des soldats prussiens faisant la manœuvre.
Les murs sont blancs, les tapis, par terre, sont rouges ; les hommes sont blancs, ou rouges, ou bleus, avec d’autres couleurs encore, suivant la fantaisie de leurs vêtements d’apparat ; mais tous sont largement drapés, d’allure fière, et ils reçoivent sur la tête et les épaules la lumière douce tombant des lustres.
Une famille de marabouts occupe une estrade et chante les répons avec la même intonation de tête donnée par le mufti. Et cela continue indéfiniment.

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C’est pendant les soirs du Ramadan qu’il faut visiter la kasbah ou ville arabe. Puisqu’on jeûne et qu’on dort le jour, on mange et on vit la nuit. Alors ces petites rues rapides comme des sentiers de montagne, raboteuses, étroites comme des galeries creusées par des bêtes, tournant sans cesse, se croisant et se mêlant et si profondément mystérieuses que, malgré soi, on y parle à voix basse, sont parcourues par une population des Mille et Une Nuits. C’est l’impression exacte qu’on y ressent. On fait un voyage en ce pays que nous a conté la sultane Shéhérazade. Voici les portes basses, épaisses comme des murs de prison, avec d’admirables ferrures ; voici les femmes voilées ; voilà, dans la profondeur des cours entrouvertes, les visages un moment aperçus, et voilà encore tous les bruits vagues dans le fond de ces maisons closes comme des coffrets à secret. Sur les seuils, souvent des hommes étendus mangent et boivent ; parfois leurs groupes vautrés occupent tout l’étroit passage ; il faut enjamber des mollets nus, frôler des mains, chercher la place où poser le pied au milieu d’un paquet de linge blanc étendu et d’où sortent des têtes et des membres.
Les juifs laissent ouvertes les tanières qui leur servent de boutiques ; et les maisons des plaisirs clandestins, pleines de rumeurs, sont si nombreuses qu’on ne marche guère cinq minutes sans en rencontrer deux ou trois.
Dans les cafés arabes, les files d’hommes tassés les uns contre les autres, accroupis sur la banquette collée au mur, ou simplement restés par terre, boivent du café en des tasses microscopiques. Ils sont là immobiles et muets, gardant à la main leur tasse qu’ils portent parfois à leur bouche, par un mouvement très lent, et ils peuvent tenir à vingt, tant ils sont pressés, en un espace où nous serions gênés à dix.

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Qu’arrivera-t-il après le Ramadan ? Aurons-nous une de ces terribles révoltes qui nous ont déjà mangé tant d’hommes et tant d’argent ? Cela paraît peu probable : il y aura cependant une tentative, mais qui semble devoir être assez circonscrite. Il est vraisemblable que Bou-Amama essaiera un retour, que quelques tribus encore se soulèveront dans le sud de la province d’Oran. Mais tout le sud de la province d’Alger que je viens de parcourir semble calme, et les chefs militaires paraissent tranquillisés. S’ils sont surpris cette fois, ce n’est pas faute d’avoir été prévenus. Quant à la province de Constantine, on ne sait rien de précis, mais la situation ne se dessine pas comme trop grave.
Il y a cependant un grand mouvement parmi les Arabes. Des émissaires parcourent le pays ; on le sait, et j’ai entendu dire par plusieurs hommes, officiers ou fonctionnaires civils, une chose qui m’a vivement surpris.
Le ksar (village arabe) de Boukhari a toujours été le pouls des insurrections arabes. C’est là qu’arrive le mot d’ordre, c’est de là qu’il repart. Les tribus envoient leurs gens savoir ce qui se passe à Boukhari ; on a l’œil sur ce point de toutes les parties de l’Algérie. L’administration française seule n’a pas l’œil sur lui. Boukhari est une commune de plein exercice, sur le modèle des communes de France, administrée par un maire, vieux paysan à l’air endormi, et gardée par un garde champêtre. Entre et sort qui veut. Les Arabes venus de n’importe où peuvent circuler, causer, intriguer à leur guise sans être entravés en rien ; tandis qu’en bas du ksar, à deux ou trois cents mètres, dans la commune mixte, habite l’administrateur civil, qui passe pour un des hommes les plus intelligents et les plus capables de l’administration algérienne, qui dispose des pouvoirs les plus larges, mais qui n’a pas le droit d’empiéter sur les attributions du maire, son voisin.
En face, sur la montagne, est Boghar, où habite le commandant supérieur du cercle militaire. Il a entre les mains les moyens d’action les plus actifs, mais il ne peut rien dans le ksar, commune de plein exercice. Or le ksar n’est habité que par des Arabes ; c’est le point dangereux qu’on respecte, tandis qu’on surveille avec soin les environs. On soigne le mal dans ses effets et non dans sa cause.
Le ksar de Boukhari semble agité. Du moins les lorgnettes braquées sur lui des hauteurs voisines signalent des mouvements. Mais personne n’a le droit d’y aller voir.
Et c’est une chose surprenante et drôle, quand on parcourt le pays, de voir ce centre arabe, reconnu dangereux par tout le monde, fonctionner en pleine liberté, tandis que je défie bien un Français quelconque, s’il n’est protégé vivement par quelque officier influent, de pénétrer et de circuler sur le territoire militaire des cercles avancés du sud.
Il est juste d’ajouter que les officiers des bureaux arabes m’ont personnellement montré la plus large complaisance et la plus parfaite bonne grâce.
25 août 1881