Guy de Maupassant : texte sans titre publié dans Le Gaulois du 28 juillet 1881 à la suite de la chronique Le prisonnier, sous la signature : Un officier. Il sera ensuite repris dans le chapitre Bou-Amama du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 22 avril 2020.

Nous recevons d’un autre côté la lettre suivante que nous adresse un officier de la colonne expéditionnaire.

Des reproches graves ont été adressés à l’autorité militaire pendant toute cette campagne contre une poignée d’insurgés arabes que commande Bou-Amama.
Il est peut-être intéressant de mettre sous les yeux du lecteur, jour par jour, la marche du chef révolté, afin qu’on puisse suivre et pour ainsi dire toucher du doigt toutes ses manœuvres, ainsi que les mouvements de nos corps de troupes, mouvements déterminés presque toujours par une ruse du marabout insurgé, ainsi qu’on pourra s’en convaincre en pointant sur la carte les positions des belligérants.
On connaît les débuts de la campagne. Deux marabouts prêchaient ouvertement la révolte dans une tribu du Sud. Le lieutenant Weinbrenner fut envoyé avec la mission de s’emparer du caïd de cette tribu. L’officier français avait une escorte de quatre hommes. Il fut assassiné.
On chargea le colonel Innocenti de venger cette mort, et on lui envoya comme renfort le goum de Sarraouï. (C’est ce même goum qui assassina le colonel Beauprêtre en 1874 et qui aida dernièrement Bou-Amama à piller nos convois lors de la désastreuse affaire de Chellala.)
Or, en route, le goum de Sarraouï rencontra les Trafis qui se rendaient également auprès du colonel Innocenti. Des querelles s’élevèrent entre les deux tribus ; les Trafis firent défection et allèrent se mettre sous les ordres de Bou-Amama. C’est ici que se place l’affaire de Chellala qui a été cent fois racontée. Après le sac de son convoi, le colonel Innocenti, au lieu de faire face à l’ennemi, remonta à marches forcées vers le Kreïder afin de refaire sa colonne, et laissa la route entièrement libre à son adversaire. Celui-ci en profita.
Mentionnons un fait curieux. Le même jour, les dépêches officielles signalaient en même temps Bou-Amama sur deux points distants l’un de l’autre de 150 kilomètres.
Bou-Amama, profitant de l’entière liberté qu’on lui donne passe à 12 kilomètres de Géryville, tue en route le brigadier Bringeard, envoyé avec quelques hommes seulement en plein pays révolté pour établir les communications télégraphiques ; puis il remonte au nord.
C’est alors qu’il traversa le territoire des Hassassenas et des Harrar, et qu’il donna vraisemblablement à ces deux tribus le mot d’ordre pour le massacre général des Espagnols, qu’elles devaient exécuter peu après.
Enfin, il arrive à El-Guétifa, et deux jours plus tard il campe à Assi-Tircine, à 22 kilomètres seulement de Saïda.
L’autorité militaire, inquiète enfin, prévint, le 10 juin au soir, la Compagnie franco-algérienne de faire rentrer tous ses agents, le pays n’étant pas sûr. Des trains circulèrent toute la nuit jusqu’à l’extrême limite de la ligne ; mais on ne pouvait, en quelques heures, faire rentrer les chantiers disséminés sur un territoire de 150 kilomètres, et le 11, à la pointe du jour, les massacres commencèrent.
Ils furent accomplis surtout par les deux tribus des Hassassenas et des Harrar, jalouses des Espagnols qui vivaient sur leurs territoires. Et cependant, sous prétexte de ne point les pousser à la révolte, on a laissé jusqu’ici tranquilles chez elles ces tribus, qui ont égorgé près de quatre cents travailleurs, hommes, femmes et enfants. Des cavaliers arabes, des Hassassenas et des Harrar, trouvés chargés de dépouilles, avec des robes de femmes espagnoles sous leurs selles, ont été relâchés par l’ordre du général Cérez, sous prétexte que les preuves manquaient. Ce général, à la fin de son séjour à Saïda, n’osait plus sortir dans les rues. À son départ, il fut hué.
Donc, le 10 au soir, Bou-Amama campait à Assi-Tircine, à 22 kilomètres de Saïda. À la même heure, le général Cérez télégraphiait au gouverneur que le chef révolté tentait de repasser dans le Sud !!! Les jours suivants, le hardi marabout pille les villages de Tafaroua et de Kralfallah, chargeant 3 000 chameaux de butin, emportant la valeur de cinq à six millions en vivres et en marchandises.
Il remonte encore à Assi-Tircine pour reconstituer sa troupe, puis divise son convoi en deux parties dont l’une se dirige vers El-Guetifa. Là elle fut arrêtée et pillée par le goum de Sarraouï (colonne Brunetière).
L’autre section, commandée par Bou-Amama lui-même, se trouvait prise entre la colonne du général Détrie, campée à El-Maya, et la colonne Mallaret, postée près du Kreïder, à Ksar-el-Halifah. Il fallait passer entre les deux, ce qui n’était pas facile. Bou-Amama envoya alors un parti de cavaliers devant le camp du général Détrie qui se mit à sa poursuite, et le conduisit avec toute sa colonne jusqu’à El-Sfissifa, bien au-delà du Chott, persuadé qu’il tenait le marabout devant lui. La ruse avait réussi. La voie était libre. Le lendemain du départ du général, le chef insurgé occupait son camp, c’était le 14 juin.
De son côté, le colonel Mallaret, au lieu de garder le passage du Kreïder (point d’eau important qu’il semblait ne pas connaître, car il licenciait des goums sous prétexte de manque de liquide, et il se faisait envoyer de fort loin des convois d’eau), s’était campé à Ksar-el-Halifah, 4 kilomètres plus loin. Bou-Amama envoya aussitôt un fort détachement de cavaliers défiler devant le colonel, qui se contenta de tirer les six coups de canon devenus légendaires ; et pendant ce temps le convoi de dix-huit cents chameaux chargés passait tranquillement le Chott au Kreïder (seul point où le passage fût facile et non gardé). De là il alla mettre ses provisions à l’abri, chez les Mograr, sa tribu, à 400 kilomètres au sud de Géryville.
Aujourd’hui, Bou-Amama est revenu rôder dans les mêmes parages, mais inutilement jusqu’ici.
Il semble imprenable. La présence de ce bandit (car il ne se bat jamais que pour piller) épouvante toute la contrée, ruine toute l’industrie, et en particulier la puissante Compagnie franco-algérienne, que l’autorité se reconnaît impuissante à protéger contre quelques maraudeurs.
Le moins pourtant qu’un gouvernement puisse offrir aux colons, c’est la sécurité. Du moment qu’il ne peut la garantir, ces colons vont autre part, et ils font bien.
un officier.
28 juillet 1881