Guy de Maupassant : Nouveau scandale ? Texte publié dans Gil Blas du 15 novembre 1887.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Nouveau scandale ?

Une nouvelle très invraisemblable a couru hier dans Paris. Jusqu’à plus amples renseignements nous nous refusons absolument à l’admettre. Cependant, comme elle intéresse le monde des lettres tout entier, il est de notre devoir de la faire connaître aux lecteurs de Gil Blas, tout en les mettant en garde contre une crédulité trop prompte.
On raconte que tous les membres encore vivants de l’Académie française ont été convoqués hier chez un des plus illustres d’entre eux, un des plus vénérés maîtres de la Pensée moderne pour recevoir communication d’une révélation des plus graves.
Il ne s’agirait de rien moins que du recommencement du procès de Mmes Limouzin, Rattazzi et de deux autres dames que nous ne nommons point par un sentiment de réserve bien naturel, qui auraient employé pour les dernières nominations académiques les mêmes manœuvres illicites que pour les fournitures de gamelles au ministère de la guerre et pour les croix accordées aux industriels pressés et riches.
Le fait dénoncé est d’autant plus triste, et, hâtons-nous de le dire, d’autant plus improbable, qu’on sait dans le monde entier combien l’Académie française s’est toujours tenue en dehors des influences et des coteries féminines.
Que certains vieux généraux fatigués par leurs campagnes se laissent troubler, conquérir et même corrompre jusqu’à accorder, sur la sollicitation de regards tentateurs et de bourses sonnantes, une fourniture de bidons, de boutons de guêtres ou de draps pour culottes à des fabricants astucieux, nous l’admettons tout en doutant encore, mais nous ne pouvons croire que les Immortels aient poussé la faiblesse jusqu’à donner leurs voix aux candidats de ces dames.
Voici, en tout cas, ce qu’on raconte :
Il y aurait eu, depuis plusieurs années, chez Mmes Limouzin, Rattazzi, D... et S... des dîners et des soirées littéraires destinés uniquement à la conquête d’influences illégitimes au sein de l’illustre assemblée. Dans ces dîners, où assistait, assure-t-on, l’élite de la littérature contemporaine, qui alternait ainsi avec des généraux et des hommes politiques, on traitait, pour sauver les apparences, les plus hautes questions d’art et de science, mais on présentait, en réalité, de jeunes poètes et jeunes romanciers ambitieux aux grands maîtres de la forme écrite.
La maîtresse de céans (nous ne nommons plus personne afin de ne pas désigner trop clairement les convives) profitait du doux moment qui suit le repas, quand l’attendrissement né des vins généreux se mêle à la reconnaissance de la digestion qui va bien, pour s’approcher de l’Immortel ému, et lui dire, avec son plus séduisant sourire :
— Cher maître, permettez-moi de vous présenter M. Roulon des Palmes qui vient de publier Fleurs aurorales, dont je vous ai parlé déjà.
Et ainsi, de semaine en semaine, on faisait le siège du grand homme qui commençait par voter un prix pour Fleurs aurorales ou pour Triple Châtiment, de M. Jehan Larivaudière, romancier de grand talent encore peu connu et presque un débutant dans les lettres, bien qu’âgé de soixante-treize ans.
On explique donc aujourd’hui par cette influence fâcheuse de certaines femmes intrigantes les choix si souvent discutés et les récompenses si souvent incompréhensibles accordées par l’Académie.
On attribue même, mais nous nous refusons absolument à le croire, une grande part à Mmes Limouzin et Rattazzi dans les nominations de MM. Léon Say et Ferdinand de Lesseps comme membres de l’Académie, car on assure, à voix basse, qu’on a saisi chez elles, lors de l’enquête faite par M. Gragnon, quatre collections des œuvres complètes de ces deux Immortels, soit cent quatre-vingt-seize volumes qui auraient disparu au cours de l’enquête.
M. Gragnon aura à s’expliquer sur cette disparition devant la commission parlementaire. On se demande avec curiosité ce qu’on a pu faire d’une pareille quantité de livres. Les a-t-on détruits ou rendus à leurs auteurs afin qu’ils puissent les remanier à leur guise ? Cette dernière version est très admissible, car on ne connaît pas, dans le commerce, le double de cette collection.
Voici maintenant un échantillon des lettres qu’on se récitait hier sur le boulevard, car, vraies ou fausses, tout le monde les sait par cœur.

« Chère madame, vous êtes vraiment la plus délicieuse des amies et le pâté de foie gras que vous m’avez envoyé le plus succulent des pâtés. Ma femme l’a trouvé exquis et me charge de vous remercier. Nous le dégustons avec religion, en pensant à vous et en parlant de vous. Nous avons tant de bien à en dire, nous découvrons chaque jour en vous des qualités si nouvelles et si charmantes que cet éloge, commencé depuis que nous vous connaissons, ne finira qu’avec ma vie.

« Certes, je songe à votre candidat et je travaille pour lui. J’ai déjà gagné les voix de L..., de G..., de B..., de N... et de R... Si j’osais vous donner un conseil ce serait d’inviter à dîner M. R... qui est très friand de bonne cuisine et de doctes causeries.

« Pour en revenir à votre ami, M. Palumeau, nous sommes tous d’accord sur la grande valeur de son beau livre : “De l’emploi du verbe être dans l’ancienne poésie française”, et je ne doute pas qu’il obtienne le prix de trois mille francs que vous m’avez demandé pour lui.

« Veuillez agréer, chère madame, l’hommage, etc. »

On a pensé un moment que la date portée sur cette lettre était antérieure à la fabrication du papier, mais l’expert consulté a déclaré reconnaître le papier spécial destiné à la préparation du dictionnaire, et fabriqué en 1640. Quelques feuilles à peine ont disparu depuis cette époque.
On raconte aussi, encore plus bas, que cette agence pour nominations et prix académiques avait une organisation beaucoup plus active et compliquée que l’agence pour gamelles et décorations, et que si le scandale n’avait pas été étouffé dans l’œuf, comme on dit à l’Institut, il aurait atteint au moins 20/40 des Immortels. Cela est faux, nous n’en doutons pas. Il paraît probable cependant que ces dames se sont occupées activement de soutenir leurs candidats pour les trois fauteuils actuellement vacants.
On murmure que M. Claretie est fortement patronné par Mme Limouzin. Les habitués du foyer des Français prétendent qu’on allait mettre en répétitions, sur cette scène, un acte en vers, intitulé : Péché caché de... devinez... de M. Limouzin lui-même !...
À la suite de cette représentation, quatre sociétaires de la Comédie devaient recevoir la croix d’honneur ! Nous ne dirons pas leurs noms.
On affirme, en outre, qu’une chaloupe canonnière amarrée actuellement au quai de la Tournelle a été offerte, avec équipage complet, par un amiral, candidat au second fauteuil, à Mme Rattazzi qui devait la présenter au ministre de la Marine pour en solliciter l’admission dans la flotte en remplacement des torpilleurs reconnus défectueux à la suite des expériences de cet été.
On prétend enfin que le candidat au troisième fauteuil ne serait autre que le général Boulanger lui-même. Voici à ce sujet quelques détails assez curieux. On a surpris, chez Mme Limouzin, lors de la première perquisition, trois volumineux paquets de lettres. Ce sont des lettres qu’on n’avait pas pris la peine de lire qui ont décidé le gouvernement à remuer toute cette boue dans l’espoir d’en couvrir cet officier redouté. Or, il ne s’agissait que de trois volumes de correspondance envoyés à l’impression et dont Mme Limouzin corrigeait les épreuves.
Inutile d’ajouter que ces volumes devaient assurer la nomination du général à l’Académie. Les titres, qu’a bien voulu nous communiquer un sympathique éditeur, étaient :
Lettres aux Princes ;
Lettres à Divers ;
Lettres aux Dames.
Voici maintenant le plus curieux de l’affaire.
De qui tient-on la révélation de ces menées académiques ?
Je vous le donne en mille !...
De M. Michelin !...
Comment et pourquoi ?
On se rappelle que Mme Rattazzi fut condamnée par le tribunal pour tentative de corruption sur cet incorruptible président du Conseil municipal.
Or, il paraît qu’à la sorte du refus indigné de cet honnête homme, cette dame, par un brusque revirement bien féminin, enthousiasmée de cette conduite, alla le trouver de nouveau pour lui offrir le prix Montyon, et afin de le convaincre lui donna les preuves indéniables de ses relations avec l’Académie.
Non moins intraitable la seconde fois que la première, repoussant la récompense comme il avait repoussé la tentative de corruption, M. Michelin n’hésita pas à dénoncer cette nouvelle manœuvre !

*

Au dernier moment, on nous dit que nous avons été trompés et qu’il s’agit simplement de l’académie du Chat Noir, dont M. Salis est directeur perpétuel.
La démarche de Mme Limouzin, allant chercher refuge et protection chez cet illustre gentilhomme cabaretier, donne beaucoup plus de vraisemblance à cette toute récente version.
15 novembre 1887