Guy de Maupassant : Les scies. Texte publié dans Le Gaulois du 8 février 1882.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

Les scies

Dire que Paris vient d’être remué, pendant cinq jours, par les péripéties d’une partie de billard !
Les journaux enregistraient les résultats ; et, chaque soir, sur la place de l’Opéra, la foule, cette bête à mille têtes, ce tas grouillant d’humanité badaude, contemplait avidement les cadres transparents où les points étaient marqués. Et on criait, on applaudissait, on huait. Toute la bêtise populaire était secouée patriotiquement. Qui l’emporterait sur le billard, de l’Amérique ou de la France ? Lutte héroïque. Les deux Républiques, celles qu’on appelle les deux grandes Républiques, luttaient comme Roland et Olivier dans la Légende des Siècles ! Et chaque soir le dur combat recommençait ; et des paris étaient transmis par le câble transatlantique ; et, dans les salons élégants, les jeunes femmes aux yeux divins demandaient avec angoisse aux hommes qui revenaient du cercle : « Savez-vous qui a gagné ce soir de Slosson ou de Vignaux ? »
Voilà trop longtemps que dure cette insupportable scie. Ce duel ridicule au carambolage qui prend les proportions d’un événement public, qui recommence périodiquement à la façon de la querelle ancienne des Capulets et des Montaigus, a cela d’odieux qu’il remue le fond de bêtise que tout peuple, porte en lui ; il la fait monter en écume à la surface, l’étale au grand jour ! Le duel de l’Amérique et de la France sur un tapis ceint de bandes ! Le championnat pour le billard de la France et de l’Amérique ! Oh !
Que MM. Vignaux et Slosson s’amusent à jouer au billard, c’est leur droit incontestable. Que les combinaisons des carambolages constituent le grand intérêt de leur vie, le grand effort de leurs pensées, produisent la plus forte tension de leur intelligence, personne n’a rien à y voir ; personne n’a le droit de les en blâmer. Mais qu’ils fassent interrompre la circulation sur le boulevard en ameutant les badauds, sous leurs fenêtres ; qu’ils favorisent, par là même, l’accroissement de la niaiserie en France, c’est trop.
Vaincu, M. Vignaux a, paraît-il, refusé la main que lui tendait M. Slosson. On ne l’a pas trouvé chevaleresque !... Parbleu ! Et on l’a hué. Miséricorde ! La foule est impitoyable.
Comme Olivier fut plus magnanime, plus vraiment grand, avec Roland, en lui offrant la main de sa sœur pour terminer la lutte !
Quel enthousiasme dans le public si cette partie acharnée avait pris fin héroïquement comme le poème de Victor Hugo.
Plus de queue en leurs mains, de cheveux sur leurs têtes,
Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants,
Avec des pieds de chaise, ainsi que des géants.
Pour la cinquième fois voici que la nuit tombe.
Et tout à coup, Vignaux, aigle aux yeux de colombe,
S’arrête et dit : « Slosson, nous n’en finirons point.
Tant que nous garderons un bout de queue au poing
Nous lutterons ainsi que lions et panthères.
Ne vaudrait-il pas que nous devinssions frères ?
J’ai ma sœur, Madeleine, au nez taché de son.
Épouse-la.
— Pardieu ! je veux bien, dit Slosson.
Et maintenant, buvons, car je suis hors d’haleine. »
C’est ainsi que Slosson épousa Madeleine.
Et nous serions, nous, débarrassés de cette scie carambolo-patriotique.

*

Mais les scies sont éternelles. Et M. Vignaux vient d’être provoqué par un nouveau champion. À bientôt cet intéressant tournoi, où l’honneur national se trouve encore intéressé. La place de l’Opéra étant désormais insuffisante pour contenir le public anxieux, ne pourrait-on mettre le palais de l’Industrie à la disposition des combattants, et annoncer chaque point du champion français par un coup de canon tiré des Invalides, comme on annonçait, en d’autres temps, les victoires ?
On raconte aussi qu’un défi vient d’être lancé par un célèbre joueur de biribi de Montmartre à tous les amateurs de l’univers. Encore un championnat. Puis nous assisterons aux passionnantes rivalités des joueurs de loto, de pigeon-vole, de toupie hollandaise, de tonton, de bilboquet, etc.
Résignons-nous.
Déjà nous avons pris notre parti de bien d’autres scies qui, pour être plus anciennes, n’en sont pas moins insupportables. Nous les subissons d’une façon régulière, tantôt avec un enthousiasme de bon goût, tantôt avec une patience muette.
La plus terrible de toutes n’est-elle pas le changement de ministères ? Songez donc, trois fois par an on remplace M. Goblet par M. Timbale ou M. Timbale par M. Goblet. Cela ne change rien, il est vrai, et nous laisse froids. Mais chaque fois tous les journaux, tous nos parents, tous nos amis, tous nos voisins, au restaurant, en chemin de fer, en omnibus, recommencent la même discussion sur la manière d’appliquer en France le régime républicain. Avec une gravité prudhommesque et sereine, ils répètent invariablement les mêmes arguments que les faits, trois mois après, viennent invariablement démentir. Et nous ne sommes pas encore enragés ou anarchistes guillotineurs ?
Il faut avouer que l’oubli recouvre vite les ministres dégringolés. Qui sait leur nom trois jours après la chute ? Ne serait-il pas bien amusant de demander soudain à toutes les personnes réunies en un salon de nommer tous les membres du Grand Ministère défunt ? Combien les pourraient retrouver ?
En vérité, de tous les ministres qui se sont succédé depuis dix ans, un seul est immortel, incontestablement. Il s’appelle le général Farre. Et pourquoi sa renommée apparaît-elle, dès aujourd’hui, impérissable ? Pour une chose bien simple : il a supprimé les tambours ! Il est l’Erostrate du siècle ! Il peut crier : Eureka ! il a trouvé un moyen pour l’immortalité, le vrai, le seul, le moyen à la Mangin et à l’Alcibiade. Et dans mille ans, alors que personne ne citera plus les noms de MM. Devès, Raynal et Cie, on parlera encore avec étonnement de l’homme qui a supprimé les tambours dans l’armée française, comme on parle aujourd’hui de celui qui brûlât jadis le temple d’Éphèse.

*

Des scies ? Mais il en pleut toute l’année. Tenez : les œuvres de bienfaisance envers l’étranger, la charité par l’exportation, l’aumône-réclame, la pitié dansante, l’apitoiement sur des infortunes lointaines, au plus grand avantage des imprésarios de la fête, et au réel détriment de notre pays.
Inondés de Hongrie, inondés d’Espagne, incendiés de Vienne et autres. Tout l’argent ramassé passe invariablement aux frais d’organisation. Mais peu importe.
L’Espagne a-t-elle donné un combat de taureaux ; l’Autriche-Hongrie a-t-elle offert une tombola pour les centaines de morts de Perrégaux ? Et là-bas le pays est ravagé, le grand barrage fécondant la plaine est détruit, douars et gourbis et maisons sont emportés par l’eau. Bast ! c’est en Algérie. Quel bénéfice, quelles décorations, quels honneurs, quelles prérogatives pourraient revenir aux gens généreux qui se mettraient en avant ?
Mais la plus tenace et la plus horrible des scies indestructibles est peut-être la « question de l’Opéra ».
L’État nomme périodiquement un directeur à cet établissement financier. Celui-ci, dès qu’il entre en fonction, n’a qu’une idée, très compréhensible : monter le moins d’opéras et gagner le plus d’argent qu’il pourra. La musique, bien entendu, est le moindre de ses soucis. Le public et les critiques de la presse, qui attendaient tout du nouveau fonctionnaire, avec une crédulité que rien ne décourage, se mettent alors à hurler derrière lui comme les chiens à la lune, avec autant de succès, du reste, que ces animaux auprès de l’astre nocturne. Car ils ne le font pas plus tomber que les chiens ne font choir la lune. Ils n’arrivent qu’à ranimer cette plaie qu’on appelle la question de l’Opéra.
Le remède est pourtant bien simple : supprimer l’Opéra. Tout le monde y gagnerait : les indifférents, qu’on n’énerverait plus ; le public, dont on sauvegarderait le goût et l’intelligence ; l’art, en la personne des musiciens, qui, débarrassés du désir de gagner beaucoup d’argent, feraient enfin de vraie musique. Le directeur seul y perdrait. Mais, avec les capacités financières que montrent généralement ces élus, il pourrait fonder une nouvelle Union Générale, plus prospère que celle de M. l’ingénieur Bontoux.
Oui, l’art y gagnerait ; car je ne sais rien de plus monstrueusement révoltant que ces personnages ornés de vêtements ridicules qui s’en viennent, avec des gestes inénarrablement grotesques, mugir leurs sentiments et hurler leur histoire devant une foule en toilette.
L’intrigue, d’ailleurs, est si stupide que personne ne la comprend jamais. La prose rimée qui la raconte donne des attaques d’épilepsie aux poètes et aux prosateurs ; sans compter que les acteurs sentent si bien comme est anormal et burlesque ce récit en musique, qu’ils ne prennent même pas la peine de mimer les rôles. Ils s’avancent, élèvent le bras droit, le bras gauche, font trois pas à droite, trois pas à gauche, ou bien tendent les deux mains vers la foule comme s’ils lui présentaient un enfant nouveau-né. C’est tout.
Exprimer des sentiments en roulades me semble d’ailleurs une idée de sauvages. Certes ce genre de spectacle est plus enfantin que les mystères du Moyen Âge ; et, si l’on reprend par hasard une de ces œuvres dans cinq cents ans, par curiosité historique, la salle se roulera en des accès de gaieté folle, tant sont irrésistiblement comiques ces représentations. Nous ne nous en apercevons pas, accoutumés à ces choses grotesques ; et pourtant un opéra quelconque devrait soulever en nous plus de rires que Divorçons ! ou n’importe quelle farce extravagante.
Alors, que voulez-vous ? dira-t-on. De la musique toute simple, où la voix humaine ne sera qu’un instrument. Ou bien, si vous vous destinez à mettre de la littérature en musique, je demande qu’on en fasse autant pour la peinture.
Mais que ferait-on de l’Opéra ? À quoi pourrait-on employer ce médiocre monument ?
À quoi ? Qu’on le livre à MM. Vignaux et Slosson pour y donner leurs représentations, et qu’on écrive sur le fronton : « Académie nationale de billard ». L’enseigne, au moins, ne mentira pas.

*

Parmi les scies, citons pour mémoire les manifestations politiques sur la tombe des citoyens trépassés, les enfants prodiges, les déclamations des journaux religieux sur le prétendu dîner à charcuterie de Sainte-Beuve... et que d’autres encore !
8 février 1882