Guy de Maupassant : Le sentiment et la justice. Texte publié dans Le Figaro du 8 décembre 1884.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Le sentiment et la justice

Obéissant au sentiment presque unanime, je désire l’acquittement de Mme Clovis Hugues dont la situation a éveillé dans tous les cœurs la sympathie la plus respectueuse et la plus vive.
Cependant, à un point de vue plus général, il y aurait beaucoup de choses à dire.
Pour les dire, ces choses, je vais imaginer une aventure analogue à la sienne mais en disposant les circonstances accessoires que j’ignore, de façon à appeler sur l’agent plus d’intérêt peut-être qu’il n’en mérite, et cela, pour les besoins de la cause que je vais plaider.
Je veux faire le procès de l’opinion publique.
Je dis que l’opinion publique en France a perdu complètement le sens de la justice et qu’elle se laisse emporter, emballer, égarer sans cesse par une sentimentalité naïvement prudhommesque et par un Don-Quichottisme niais.
Et de plus en plus, dans nos mœurs, le sentiment tend à remplacer la loi et la logique.
Nous ne faisons que de la politique de sentiment, de la guerre de sentiment, de la justice de sentiment.

*

Donc, je raconte une aventure qui n’est pas arrivée, mais que je suppose arrivée.
J’imagine qu’un garçon de trente ans erre dans Paris, sans place et sans pain. Le cas est fréquent. Il va de porte en porte et ne trouve rien. Il n’a d’ailleurs ni parents ni recommandations. Enfin, harcelé par la faim, il frappe chez un de ces misérables qui tiennent des agences de renseignements secrets.
L’homme l’emploie, puis au bout de quelque temps le charge de trouver des preuves de l’infidélité conjugale de M. X... Besogne aisée, ajoute le patron, car les maris fidèles sont rares.
L’agent se met en campagne, il interroge à droite, à gauche, convaincu, comme un simple juge d’instruction, que le prévenu est coupable. Qui interroge-t-il ? Les concierges, parbleu ! Or, quel est le concierge qui ne calomnie pas cent fois par jour le plus innocent de ses locataires ? Oh ! si nous savions ce que disent de nous nos concierges, les armuriers, demain, n’auraient plus assez de revolvers.
Un fait, entre mille. Le bruit ayant couru dernièrement dans Paris, de la folie d’une femme charmante, un grand journal envoya aussitôt prendre des renseignements chez sa concierge.
Le reporter demanda :
« Est-ce vrai que Mme X... est folle ? »
L’autre, ravie d’avoir à dire du mal de sa locataire, s’écria :
« Pour sûr, et folle à lier encore. »
C’était là son opinion de portière mais nullement la confirmation d’un fait accompli.
Et le journal annonça une nouvelle fausse.
Donc la concierge en raconte sur la dame du quatrième et celle du cinquième. L’agent demande :
« Est-ce que M. X... ne vient pas au cinquième ? »
Et la chipie en loge en débite, en invente, en surinvente, enchantée d’avoir un public aussi rempli d’attention.
Le pauvre gueux, tenant son témoin, fait son rapport au patron qui fournit à sa cliente les renseignements payés.
Un procès a lieu.
La concierge se voyant dans une position dangereuse nie avoir bavardé et menti et se tire d’affaire par un faux serment.
« Si on rapportait au tribunal tout ce qu’on dit, n’est-ce pas, on ne pourrait plus causer de rien. »
Or l’agent mis en cause se trouve ainsi avoir indignement calomnié une honnête et charmante femme. Il est condamné à deux ans de prison et deux mille francs d’amende.
Le malheureux, qui faisait, il est vrai, une besogne ignoble, mais non punie par la loi, avait été poussé par son patron et trompé par son témoin. Donc, innocent jusqu’à un certain point, il trouve dure la peine et en appelle.
Mais la jeune femme, victime, affreusement frappée, meurtrie, désespérée, tire un coup de revolver sur son tortureur et l’abat. L’homme agonise dix jours et meurt.
Et l’opinion publique crie « Bravo ! vive l’héroïne ! », pousse des hurlements d’enthousiasme, veut qu’on acquitte séance tenante la meurtrière !...
Pourtant...
Pourtant les juges ont apprécié et jugé. Ils ont rendu l’arrêt légal que nous devons respecter d’une façon absolue !
La jeune femme ne se trouve pas assez vengée. Rien en effet ne peut compenser la souffrance morale qu’elle a subie.
Mais qu’arrivera-t-il si nous en appelons tous, par le couteau, le revolver ou le vitriol, des jugements que nous estimons insuffisants ?
Or quel est l’homme lésé qui trouve suffisante la compensation accordée par la loi ?
En quoi l’horrible agonie de cet agent infime, moins coupable que son patron introuvable, rend-elle plus éclatante l’innocence reconnue incontestée de sa victime ?
Quelles seraient les conséquences de cette jurisprudence nouvelle ?
Quelle femme n’a pas été calomniée mille fois par ses concierges, ses domestiques, ses amies et ses ennemies ? Quelle femme n’a pas appris un jour par une bouche affectueuse et malveillante que telle ou telle personne avait dit sur elle une chose infâme ?
Devra-t-elle acheter un revolver et tuer ? N’y sera-t-elle pas un peu autorisée par un verdict d’acquittement ?
Puis, après ? Oui, après les femmes calomniées, nous aurons les femmes suspectées avec raison qui voudront se refaire un honneur à coups de pistolet. Et elles seront nombreuses celles qui, n’ayant rien à perdre, auront tout à gagner d’un crime retentissant capable de retourner et d’établir en leur faveur le cours de l’opinion publique !
Elles joueront le tout pour le tout, pile ou face, acquittement ou condamnation, car avec les jurés français tout arrive.

*

N’avons-nous pas déjà, comme exemple du sentiment substitué à la stricte justice, tous les cas de vitriol jugés depuis quelques années par ce tribunal fantaisiste qu’on nomme un jury.
Toutes les fois qu’il s’agit d’amour, l’indulgence attendrie du tribunal est acquise d’avance à celle qui a mutilé son séducteur. Elle est acquittée d’enthousiasme.
Or, cinq fois sur dix, c’est le vitriolé qui a séduit, car le monde est peuplé de filles et de femmes qui emploient des ruses de Peau-Rouge et une adresse et des astuces, et un déploiement d’innocence, de naïveté et de candeur incroyables, à découvrir et conquérir le séducteur de leur choix.
La profession de fille et de femme séduite et payée a du bon.
Or, si le séducteur leur échappe, c’est toute une campagne à recommencer. Leur dépit exaspéré les pousse à une vengeance terrible pour lui et sans danger pour elles.
J’admets qu’elles aiment follement.
L’amour peut-il être une excuse ?
Qu’est-ce que l’amour qui frappe, sinon de l’égoïsme à l‘état furieux ?
C’est donc l’égoïsme que les jurés acquittent, en donnant aux liens illégaux une sanction poétique et une valeur presque légale, en ce temps où il devient si facile de rompre les liens réguliers du mariage.
De sorte qu’on peut maintenant se débarrasser à son gré d’une femme légitime, par un petit jugement, tandis qu’on a tout à craindre en se débarrassant d’une maîtresse !
Vive le sentiment, à bas la loi !

*

La création des jurys a été d’ailleurs, en principe, la substitution du sentiment à la justice, car les jurés jugent selon leur cœur, et ces braves gens seraient fort embarrassés pour faire autrement, puisqu’ils n’ont que ça pour juger.
On leur soumet des cas compliqués de psychologie, or ils sont préparés à les résoudre, uniquement par les romans-feuilletons de leur journal.
Une fille séduite ! Ils ne connaissent que ça ! Ils ont assez pleuré en lisant « La Folle du Carrefour », et ils voient immédiatement une situation analogue. Ils se rappellent aussi toutes les scènes de tribunal, de cour d’assises, les plaidoiries, les preuves accablantes, les circonstances dramatiques des œuvres de MM. Richebourg et autres. Et ils jouent une de ces scènes, ils font partie d’un de ces romans !
Pouvait-il en être autrement, du jour où l’on choisissait pour pénétrer dans le tréfonds du cœur humain, pour démêler les fils délicats des intentions, non pas des criminalistes de profession, non pas des hommes supérieurs habitués à voir, à comprendre et à juger toutes les évolutions de l’esprit, mais le boucher, le boulanger, le mercier, le commerçant quelconque, qui apprécient selon leur cœur, parbleu, à défaut du reste.
Je voudrais qu’on fît une simple expérience.
On prendrait dix jurés et on leur poserait cette question :
« Que pensez-vous du 2 décembre ? »
Le premier répondrait : « C’est un crime ignoble pli par des bandits. »
Le second : « Ce fut un coup de génie qui sauva pour quelques années la France agonisante... »
Aucun d’eux ne dira : « Ce fut un coup d’État comparable à toutes les révolutions qui ont changé le gouvernement d’un pays. »
Or, s’ils sont six du premier avis, tant pis pour les réactionnaires qu’ils auront à juger.
Mais s’ils sont au contraire six de la seconde opinion, tant pis pour les républicains.
Il en est de même en matière de sentiment ; et voilà ce que nous appelons la justice.

*

Donc, les femmes sont aujourd’hui à peu près autorisées à régler toutes leurs affaires à coups de revolver et de vitriol.
Quoi d’étonnant à cela, puisqu’un homme attaqué dans son honneur n’a pas d’autre ressource, en ce moment, que le duel ?
Et c’est là un signe singulier de cette tendance de plus en plus visible du tempérament français à remplacer la justice par le hasard, ou plutôt par une fantaisie imprévue, arbitraire et sentimentale.
Nous avons horreur de la loi et de la logique !
Examinons donc la jurisprudence du duel telle qu’elle s’établit chez nous.
Nous sommes loin des jours, proches cependant, où on concédait que le duel, vieille coutume de la chevalerie, devenue souvent, de nos jours, la ressource des chevaliers d’industrie qui se font un honneur à coups d’épée, était admissible seulement dans certains cas d’appréciation délicate où la loi est impuissante et dans certaines situations que l’amour ou la trahison d’une femme, ainsi que des haines particulières, peuvent créer entre deux êtres.
Aujourd’hui, le combat singulier est devenu la règle et la loi dans tous les cas d’injures, calomnie ou médisance, entre hommes.
L’insulté, le lésé, sous peine d’être dix fois déshonoré, devra avoir recours aux armes et non aux tribunaux.
S’il se bat, étant même une crapule et un fripon, il redevient instantanément un honnête homme.
S’il fait intervenir les juges, il n’est plus qu’un couard, même avec un honneur irréprochable.
Qui est l’insulteur ? La galerie ne s’en informe guère. Homme du demi-monde vivant d’expédients, publiciste aux abois vivant de chantage. Peu importe. On le salue, on lui serra la main. Cela suffit.
Prévoyant le cas, il a travaillé ses contres de quarte comme un gymnaste travaille le trapèze.
Qui est l’insulté ? Un homme du monde quelconque, qui peut exciter la haine, la jalousie ou l’envie par sa fortune, ses succès, sa situation politique, ou la beauté de sa femme.
Il est peut-être myope. Alors il doit renoncer au pistolet qui égalise à peu près les chances. Il peut être aussi maladroit, lourd, obèse, sans aucune habitude de l’escrime. Alors il ira se faire saigner par son adversaire et reviendra chez lui injurié, blessé et pas content. Ô Molière !
Car nous apprenons chaque jour qu’une innombrable quantité de gaillards se font la main du matin au soir.
Il en est, dans le nombre, qui travaillent l’escrime comme on travaille la peinture, parce qu’ils l’aiment.
Mais les autres ? Les autres s’exercent le poignet afin de pouvoir être insolents tant qu’il leur plaira.
De sorte que le duel étant devenu la règle de tout différend entre deux hommes, l’étude acharnée de l’épée à laquelle on se livre en ce moment n’est qu’un effort raisonné pour faire entrer l’injustice dans ce hasard armé qui remplace la loi.
Or, puisque les ministres semblent embarrassés pour équilibrer leur budget, ne pourrait-on faire des économies sur la magistrature et supprimer autant de juges qu’on ouvre de salles d’armes nouvelles ?
Et ne pourrions-nous arriver tout de suite à l’État idéal rêvé par beaucoup ?
L’École de droit, étant devenue inutile aux Français, sera remplacée par une Faculté d’escrime.
On y travaillera de neuf heures à midi, et de deux heures à six heures, les dégagés, les oppositions, les contres, les coupés, etc., afin de pouvoir injurier, calomnier, mentir et gifler autrui en toute liberté et toute sécurité.
Les citoyens français se trouveront donc divisés en deux classes.
La première catégorie comprendra les gens agiles, adroits, ayant le coup d’œil juste et le jarret solide, qui seront braves par nature et par profession, après dix ans de salle et de tir au commandement.
Les gens affligés de maladies des yeux, d’embonpoint précoce, de gaucherie naturelle et de faiblesse musculaire, feront partie de la deuxième catégorie des braves par nécessité.
Les certificats de médecin, constatant un état physique suffisants à vous faire dispenser du service militaire, ne seront pas valables en cas de duel.
Un impotent qui aurait refusé de se battre contre un maître d’armes serait qualifié de lâche et rejeté du monde comme il faut.
D’où il résulte que quiconque ne sera ni fort comme Hercule, ni agile comme Achille aux pieds légers, et n’aura pas sacrifié un quart de son existence pour acquérir le doigté de Louis Mérignac, sera aussi exposé dans la société parisienne qu’un voyageur tout nu dans une forêt vierge, peuplée d’animaux féroces.
Ô saint Don Quichotte, priez pour nous !

*

Mais la situation est en train de devenir encore plus grave qu’on ne pense.
Nous avons lu l’autre jour le compte rendu du grand concours d’escrime organisé entre les commis du Bon Marché, dans une salle d’armes ouverte par les soins et aux frais du directeur de ce magasin.
Et vous voulez que nous allions acheter des gants ou un parapluie dans cette boutique pour que l’employé du rayon ganterie, « très prompt à prendre les contres », prenne la mouche avec non moins de promptitude à une simple observation sur le nombre des boutons, et nous jette sa carte au visage.
Et l’employé du rayon ameublement, en déployant une tenture qui ne nous plaira point, répondra avec insolence, parce qu’il « déploie aussi une grande vitesse dans les attaques en ligne basse ».
Les gens pacifiques se verront donc contraints de s’adresser aux maisons qui n’arment pas leur personnel.
Mais qu’arrivera-t-il si M. Bixio ouvre une salle d’armes pour ses cochers ? Si la Compagnie des omnibus en fait autant pour ses conducteurs ?
Ne verrons-nous pas bientôt sur les grandes lignes, à côté du wagon-restaurant, le wagon d’escrime où le mécanicien viendra de temps en temps faire un petit assaut avec le chef de train ?
Ô saint Don Quichotte, priez pour nous !

*

J’ai dit que nous faisions de la politique et de la guerre de sentiment et jamais de logique.
Je n’en citerai qu’une preuve entre cent mille.
Il y a quelques années, un officier de grande valeur qui fait aujourd’hui la campagne du Tonkin, M. le général de Négrier, alors colonel, ayant à réprimer une insurrection d’Arabes dans le Sud Oranais et sachant bien qu’on ne peut frapper ces fanatiques que par leur religion, abattit la célèbre mosquée de Sidi-Cheik.
L’Arabe est fataliste. « Dieu le veut ! » est toute sa foi. Si Dieu ne le défend pas, c’est qu’il abandonne ses enfants.
Or, l’opinion publique s’émut en France, le gouvernement s’indigna. On avait outragé la religion de ces pauvres ennemis ! On avait détruit leur temple ! Profanation !
On fit reconstruire la mosquée ! Allah avait vaincu !
Or, c’est le même gouvernement qui, quelques mois plus tard, expulsait les moines et fermait leurs églises en France.
8 décembre 1884
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