Guy de Maupassant : Les servantes. Texte publié dans le recueil collectif Les Types de Paris (pp. 33-40), fascicule n° 3, paru en mars 1889 aux Éditions du Figaro, Plon.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Les servantes

Le premier soleil printanier tombe tiède, vif et clair sur les grandes prairies normandes. La terre sue de la verdure, s’en couvre comme d’une bave verte. Les arbres s’enveloppent de feuilles, la plaine se cache sous l’herbe haute, drue, reluisante, et l’on voit entre les haies les filles de ferme aux jupes courtes tirer vers les pâturages les lourdes vaches dont les mamelles pendent ballotées entre leurs cuisses. Elles vont, la fille devant, la bête derrière, la fille traînant, la bête traînée, l’une pressée et l’autre lente, n’ayant l’une et l’autre au fond des yeux que les reflets verts des arbres et des herbes. À quoi pensent-elles ? À quoi songe la pauvre fille qui gagne douze francs par mois, qui couche sur la paille d’un grenier, s’habille de quatre loques, et sans avoir jamais lavé dans l’eau froide d’une rivière ou dans l’eau chaude d’une baignoire son corps nerveux fort comme celui d’un homme, voudrait peut-être le parer pour plaire au charretier qui laboure là-bas, au bout de la plaine, derrière la maigre charrue que traînent deux chevaux roux ? Dans son rêve animal et court passe la boutique ambulante du marchand de rubans, de bonnets et de fichus, qui rôde sur les routes en tentant les paysannes. Elle entend le grelot de l’âne, le jappement du chien, le cri de l’homme qui annonce ses marchandises ; et l’envie veille en son pauvre cœur de brute, l’envie d’être parée, par les belles matinées des dimanches, pour passer devant les garçons, en entrant à l’église.

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Le premier soleil printanier tombe tiède, vif et clair, sur les grands arbres des Champs-Élysées.
De la place de la Concorde au rond-point, sous les marronniers en dôme, où piaillent les moineaux dans les feuilles, un peuple d’enfants joue sur le sable. Les tout-petits sont accroupis et maçonnent des buttes de leurs mains maladroites, d’autres plus grands roulent des cerceaux ou combinent des amusements en des conciliabules sérieux qui réunissent les garçons aux jambes nues et les fillettes en jupes courtes.
Les parents et les bonnes assis sur les bancs, sous l’ombre des verdures renaissantes, rêvassent, lisent ou tricotent et regardent d’un œil distrait couler vers le bois de Boulogne le fleuve luisant des roues qui tournent. C’est un flot noir, continu, roulant, de fiacres, de landaus, de victorias, et de chapeaux clairs, et d’ombrelles, et de livrées aux boutons brillants. Les fouets défilent innombrables, pareils aux lignes d’une armée de pêcheurs noyés qu’emporterait le courant.
Mais sous les arbres les nourrices vont deux par deux, un enfant au bras, d’un pas lourd de bêtes laitières, berçant l’humanité nouvelle sur l’oreiller de chair de leurs molles et grandes mamelles. Elles parlent de temps en temps, avec l’accent de la campagne lointaine, avec des patois champêtres qui font rêver aux pesantes vaches brunes couchées dans les herbages.
Elles vont, les grosses femmes pleines de lait, en se balançant et se souvenant des prés, sans autres idées et sans autres désirs que ceux du pays délaissé, presque indifférentes aux rubans de soie rouges, bleus ou roses si larges, si longs, qui traînent dans leur dos, de leur nuque à leurs pieds, presque indifférentes au beau bonnet, léger comme une crème sur leur tête, presque indifférentes à toute cette élégance dont les mères les ont parées, les pauvres petites mères maigres et pâles qui habitent ces riches hôtels le long de la vaste avenue.
De temps en temps elles s’asseyent, ouvrent leurs robes et versent dans la bouche goulue d’un petit être assoiffé le flot blanc qui gonfle leurs poitrines ; et le passant qui se promène croit sentir passer dans le vent une bizarre odeur de bêtes, d’étable humaine et de laitages fermentés.

*

Rue Notre-Dame-de-Lorette, la bobonne trotte. Elle est à tout faire et fait tout dans la maison ; elle lave, cuisine, retape les lits, cire les chaussures, brosse les culottes et recoud les jupes, nettoie les enfants, jure au coup de sonnette, et en sait long sur les mœurs de monsieur, car elle fait tout, la bobonne. Elle trotte sur ses savates écrasées, les pieds en des bas douteux, mais la gorge ronde bien serrée dans le corsage, accrochant l’œil des passants, du célibataire qui descend au bureau, du cocher qui lance une blague, du conducteur d’omnibus suivant à pied la boîte jaune pleine de voyageurs et qui fait le salut militaire, à la française, en voyant passer la bobonne.
L’épicier l’appelle « mademoiselle », le boucher galant « mam’zelle », la laitière ajoute son petit nom, la fruitière lui dit « ma fille », et la marchande des quatre saisons, plus familière, « ma p’tite ».
Étourdie du matin au soir, par tous les ordres qu’elle reçoit, par toutes les choses qu’elle doit faire, la tête à l’envers, la main affolée, galopant sans cesse, elle semble vivre dans un coup de vent qui l’a tout à fait écervelée.
À quoi pense-t-elle ? — Quatre sous de lait... six sous de fromage... deux sous de persil... dix sous d’huile... il me manque trois sous ! Il me manque trois sous ! qu’est-ce que j’ai bien pu acheter ?... Vraiment monsieur n’est pas propre... Si l’épicier m’embrasse encore, moi, je le dirai à sa femme. Je ne veux pas d’histoires dans le quartier... Il est très bien, le cocher de M. Dubuisson... Il me manque trois sous tout d’même. Malheur ! je s’rai donc jamais tranquille ? Qu’est-ce qu’on m’a dit de faire pour le dîner ? Une soupe aux choux ou bien une soupe à l’oseille ? V’là que je sais plus, Madame va m’attraper. C’est pas une vie, c’t’ existence-là... J’ vas compter cinq sous de lait, huit de fromage, trois de persil et douze pour l’huile, ça me fera trois sous de bénéfice en plus des trois que j’aurai rattrapés.
« Bonjour, madame Dubuisson.
— Bonjour, mon enfant. »
Mme Dubuisson est tout simplement la cuisinière de M. Dubuisson, femme légitime de ce cocher qui est très bien.
Plus tard la bobonne aspire à devenir à son tour une madame Dubuisson, à porter, majestueuse, un grand panier plein de bonnes choses qui coûtent très cher, en promenant par les rues un gros ventre qui semble lourd.
Le pourra-t-elle ? Il faut de la tête, de la sagesse, de la conduite, de la malice, de l’ordre, et bien savoir son métier de cuisinière pour arriver là.
Elles se connaissent, et se saluent comme des princesses, ces maréchales du fourneau.
On devine, on suppose, on commente ce qu’elles gagnent, les gages et la gratte. Elles parlent haut, traitent les fournisseurs avec autorité, encombrent les trottoirs devant les boutiques, larges et lourdes, forçant la foule alerte à des circuits pour les contourner. Aussi lentes, sûres, circonspectes, que la bobonne est pressée et indifférente aux achats, elles flairent le poisson, soupèsent les fruits, suspectent la volaille, soupçonnent le gibier, et elles marchandent avec obstination, sans que leur maître y gagne un sou.
Elles ont un vice, un vice caché : la bouteille ou l’amour. — Quelquefois le petit épicier rougit quand elles entrent, ou bien le marchand de vin glisse dans leur panier un litre de rhum qui ne figure point sur les notes.
Mais on les respecte, on les considère, car elles sont des puissances. On se les dispute, on se les arrache, on les sert avant tout le monde, et elles ont dans l’œil et dans la voix un dédain de souveraines en répondant au bonjour des humbles bobonnes, ces souillons, ce déchet des gens de maison.
mars 1889
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