Guy de Maupassant : La Sicile. Texte publié dans Le Figaro du 22 mai 1885. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Sicile du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 25 avril 2020.

La Sicile

Personne ne ressemble moins à un Napolitain qu’un Sicilien. Dans le Napolitain du peuple on trouve toujours trois quarts de polichinelle. Il gesticule, s’agite, s’anime sans cause, s’exprime par les gestes autant que par les paroles, mime tout ce qu’il dit, se montre toujours aimable par intérêt, gracieux par ruse autant que par nature, et il répond par des gentillesses aux compliments désagréables.
Mais dans le Sicilien on trouve déjà beaucoup de l’Arabe. Il en a la gravité d’allure, bien qu’il tienne de l’Italien une grande vivacité d’esprit. Son orgueil natal, son amour des titres, la nature de sa fierté et la physionomie même de son visage le rapprochent aussi davantage de l’Espagnol que de l’Italien. Mais ce qui étonne sans cesse, dès qu’on pose le pied en Sicile, l’impression profonde de l’Orient, c’est le timbre de voix, l’intonation nasale des crieurs des rues. On la retrouve partout, la note aiguë de l’Arabe, cette note qui semble descendre du front dans la gorge tandis que, dans le Nord, elle monte de la poitrine à la bouche. Et la chanson traînante, monotone et douce entendue en passant par la porte ouverte d’une maison, est bien la même, par le rythme et l’accent, que celle chantée par le cavalier vêtu de blanc qui guide les voyageurs à travers les grands espaces nus du désert.
Au théâtre, par exemple, le Sicilien redevient tout à fait l’Italien et il est fort curieux pour nous d’assister, à Rome, Naples ou Palerme, à quelque représentation d’opéra.
Toutes les impressions du public éclatent aussitôt qu’il les éprouve. Nerveuse à l’excès, douée d’une oreille aussi délicate que sensible, aimant à la folie la musique, la foule entière devient une sorte de bête vibrante, qui sent et ne raisonne pas. En cinq minutes, elle applaudit avec enthousiasme et siffle avec frénésie le même acteur ; elle trépigne de joie ou de colère, et si quelque note fausse s’échappe de la gorge du chanteur, un cri étrange, exaspéré, suraigu sort de toutes les bouches en même temps. Quand les avis sont partagés, les chut et les applaudissements se mêlent. Rien ne passe inaperçu de la salle attentive et frémissante qui témoigne, à tout instant, son sentiment, et qui parfois, saisie d’une colère soudaine, se met à hurler comme ferait une ménagerie de bêtes féroces.
L’actrice la plus goûtée de Palerme en ce moment est une Française, Mlle Haussmann, fort remarquable dans Carmen. Cet opéra, d'ailleurs, passionne le peuple sicilien.
La rue à Palerme n’a rien de particulier. Elle est large et belle dans les quartiers riches et ressemble, dans les quartiers pauvres, à toutes les ruelles étroites, tortueuses et colorées des villes d’Orient.
Les femmes enveloppées de loques de couleurs éclatantes, rouges, bleues ou jaunes, causent devant leurs portes et vous regardent passer avec leurs yeux noirs, qui brillent sous la forêt de leurs cheveux sombres.
Parfois, devant le bureau de la loterie officielle qui fonctionne en permanence comme un service religieux et rapporte à l’État de gros revenus, on assiste à une petite scène drôle et typique.
En face est la Madone, dans sa niche, accrochée au mur, avec la lanterne qui brille à ses pieds. Un homme sort du bureau, son billet de loterie à la main, met un sou dans le tronc sacré qui ouvre sa petite bouche noire devant la statue, puis il se signe avec le papier numéroté qu’il vient de recommander à la Vierge en l’appuyant d’une aumône.
On s’arrête de place en place devant les marchands de vues de Sicile, et l’œil tombe sur une étrange photographie qui représente un souterrain plein de morts, de squelettes grimaçants bizarrement vêtus. On lit dessous : « Cimetière des Capucins. »
Qu’est-ce que cela ? Si on le demande à un habitant de Palerme, il répond avec dégoût : « N’allez pas voir cette horreur. C’est une chose affreuse, sauvage, qui ne tardera pas à disparaître, heureusement. D’ailleurs on n’enterre plus là-dedans depuis deux ans. »
Il est difficile d’obtenir des renseignements plus détaillés et plus précis tant la plupart des Siciliens semblent éprouver d’horreur pour ces extraordinaires catacombes.
Voici pourtant ce que je finis par apprendre. La terre sur laquelle est bâti le couvent des Capucins possède la singulière propriété d’activer si fort la décomposition de la chair morte, qu’en un an il ne reste plus rien sur les os, qu’un peu de peau noire séchée, collée, et qui garde parfois les poils de la barbe et des joues.
On enferme donc les cercueils en des petits caveaux latéraux qui contiennent chacun huit ou dix trépassés, et, l’année finie, on ouvre la bière d’où l’on retire la momie, momie effroyable, barbue, convulsée, qui semble hurler, qui semble travaillée par d’horribles douleurs, puis on la suspend dans une des galeries principales où la famille vient la visiter de temps en temps. Les gens qui voulaient être conservés par cette méthode de séchage le demandaient avant leur mort, et ils resteront éternellement alignés sous ces voûtes sombres, à la façon des objets qu’on garde dans les musées, moyennant une rétribution annuelle versée par les parents. Si les parents cessent de payer, on enfouit tout simplement le défunt, à la manière ordinaire.
J’ai voulu visiter aussitôt cette sinistre collection de trépassés.
À la porte d’un petit couvent d’aspect modeste, un vieux capucin, en robe brune, me reçoit, et il me précède sans dire un mot sachant bien ce que veulent voir les étrangers qui viennent en ce lieu.
Nous traversons une pauvre chapelle, et nous descendons lentement un large escalier de pierre. Et tout à coup, j’aperçois devant nous une immense galerie, large et haute, dont les murs portent tout un peuple de squelettes habillés d’une façon bizarre et grotesque. Les uns sont pendus en l’air côte à côte, les autres couchés sur cinq tablettes de pierre, superposées depuis le sol jusqu’au plafond. Une ligne de morts est debout par terre, une ligne compacte, dont les têtes affreuses semblent parler. Les unes sont rongées par des végétations hideuses qui déforment davantage encore les mâchoires et les os, les autres ont gardé leurs cheveux, d’autres un bout de moustache, d’autres une mèche de barbe.
Celles-ci regardent en l’air, de leurs yeux vides, celles-là en bas ; en voici qui semblent rire atrocement, en voilà qui sont tordues par la douleur, toutes paraissent affolées par une épouvante surhumaine.
Et ils sont vêtus, ces morts, ces pauvres morts hideux et ridicules, vêtus par leur famille qui les a tirés du cercueil pour leur faire prendre place dans cette effrayante assemblée. Ils ont presque tous des espèces de robes noires dont le capuchon parfois est ramené sur la tête. Mais il en est qu’on a voulu habiller plus somptueusement ; et le misérable squelette, coiffé d’un bonnet grec à broderies et enveloppé d’une robe de chambre de rentier riche, étendu sur le dos, semble dormir d’un sommeil douloureux, d’un sommeil terrifiant et comique.
Une pancarte d’aveugle pendue à leur cou, porte leur nom, et la date de leur mort. Ces dates font passer des frissons dans les os. On lit : 1880 — 1881 — 1882. Voici donc un homme, ce qui était un homme, il y a trois ans, rien que trois ans ! Cela vivait, riait, parlait, mangeait, buvait, était plein de joie et d’espoir. Et le voilà ! Devant cette double ligne d’êtres innommables, des cercueils et des caisses sont entassés, des cercueils de luxe en bois noir, avec des ornements de cuivre et des petits carreaux pour voir dedans. On croirait que ce sont des malles, des valises de sauvages, achetées en quelque bazar invraisemblable, au hideux bazar de ceux qui partent pour le grand voyage, comme on aurait dit autrefois.
Mais d’autres galeries s’ouvrent à droite et à gauche, prolongeant indéfiniment cet immense cimetière souterrain.
Voici les femmes, plus burlesques encore que les hommes, car on les a parées avec coquetterie. Les têtes vous regardent serrées en des bonnets à dentelles et à rubans, d’une blancheur de neige autour de ces visages noirs, pourris, rongés par l’étrange travail de la terre. Les mains, pareilles à des racines d’arbres coupées, sortent des manches de la robe neuve, et les bas semblent vides qui enferment les os des jambes. Quelquefois le mort ne porte que des souliers, de grands, grands souliers pour ces pauvres pieds secs.
Voici les jeunes filles, les hideuses jeunes filles, en leur parure blanche, portant autour du front une couronne de métal, symbole de l’innocence. On dirait des vieilles, très vieilles, tant elles grimacent. Elles ont seize ans, dix-huit ans, vingt ans. Quelle horreur !
Mais nous arrivons dans une galerie pleine de petits cercueils de verre — ce sont les enfants. Les os, à peine durs, n’ont pas pu résister. Et on ne sait pas bien ce qu’on voit tant ils sont déformés, écrasés et affreux les misérables gamins. Mais les larmes vous montent aux yeux, car les mères les ont vêtus avec les petits costumes qu’ils portaient aux derniers jours de leur vie. Et elles viennent les revoir ainsi, leurs enfants !
Souvent, à côté du cadavre, est suspendue une photographie qui le montre tel qu’il était, et rien n’est plus saisissant, plus terrifiant que ce contraste, que ce rapprochement, que les idées éveillées en nous par cette vue et par cette comparaison.
Nous traversons une galerie plus sombre, plus basse, qui semble réservée aux pauvres. Dans un coin noir ils sont une vingtaine ensemble suspendus sous une lucarne, qui leur jette l’air du dehors par grands souffles brusques. Ils sont vêtus d’une sorte de toile noire nouée aux pieds et au cou, et, penchés les uns sur les autres, on dirait qu’ils grelottent, qu’ils veulent se sauver, qu’ils crient « au secours ! ». On croirait l’équipage noyé de quelque navire, battu encore par le vent, enveloppé de la toile brune et goudronnée que les matelots portent dans les tempêtes, et toujours secoués par la terreur du dernier instant quand la mer les a saisis.
Voici le quartier des Prêtres. Une grande galerie d’honneur ! Au premier regard ils semblent plus terribles à voir que les autres, couverts ainsi de leurs ornements sacrés noirs, rouges et violets. Mais en les considérant l’un après l’autre, un rire nerveux et irrésistible vous saisit devant leurs attitudes bizarres et sinistrement comiques. En voici qui chantent ; en voilà qui prient. On leur a levé la tête et croisé les mains. Ils sont coiffés de la barrette de l’officiant qui reste posée au sommet de leur front décharné, tantôt se penche sur l’oreille d’une façon badine, tantôt leur tombe jusqu’au nez. C’est le carnaval de la mort, que rend plus burlesque la richesse dorée des costumes sacerdotaux.
De temps en temps, paraît-il, une tête roule à terre, les attaches du cou ayant été rongées par les souris. Des milliers de souris vivent dans ce charnier humain.
On me montre un homme mort en 1882. Dix-huit mois plus tôt, gai et bien portant, il était venu choisir sa place, accompagné d’un ami. « Je serai là », disait-il, et il riait.
L’ami revient seul maintenant et regarde, pendant des heures entières, le squelette immobile, debout à l’endroit désigné.
En certains jours de fête, les catacombes des Capucins sont ouvertes à la foule. Un ivrogne s’endormit une fois en ce lieu et se réveilla au milieu de la nuit. Il appela, hurla, éperdu d’épouvante, courant de tous les côtés, cherchant à fuir. Mais personne ne l’entendit. On le trouva au matin, tellement cramponné aux barreaux de fer de la grille d’entrée qu’il fallut de longs efforts pour l’en détacher.
Il était fou.
Depuis ce jour on a suspendu une grosse cloche près de la porte.
22 mai 1885