Guy de Maupassant : Le soufre. Texte publié dans Gil Blas du 29 septembre 1885. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Sicile du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 26 avril 2020.

Le soufre

Si, comme on le croyait jadis, le diable habite dans un vaste pays souterrain plein de soufre en fusion, où il fait bouillir les damnés, c’est en Sicile assurément qu’il a établi son mystérieux domicile.
La Sicile fournit presque tout le soufre du monde. C’est par milliers qu’on trouve les mines de soufre dans cette île de feu. On rencontre près de Girgenti quelques-unes de ces mines des plus intéressantes.
Et d’abord, à quelques kilomètres de cette ville, on rencontre une bizarre colline, appelée Maccaluba, composée d’argile et de calcaire, et couverte de petits cônes de deux à trois pieds de haut. On dirait des pustules, une monstrueuse maladie de la nature ; car tous les cônes laissent couler de la boue chaude, pareille à une affreuse suppuration du sol ; et ils lancent parfois des pierres à une grande hauteur, et ils ronflent étrangement en soufflant des gaz. Ils semblent grogner, sales, honteux, petits volcans bâtards et lépreux, abcès crevés.
Puis on revient à Girgenti, et on suit une admirable route au pied d’une colline rouge et nue qui porte sur sa crête les ruines de quatre temples grecs. La mer est à notre droite ; à notre gauche des montagnes arides qu’on dirait brûlées et ravagées par la flamme.
Nous entrons dans ces montagnes. C’est devant nous un vrai pays de désolation, une terre misérable qui semble maudite, condamnée par la nature. Les vallons s’ouvrent, gris, jaunes, pierreux, sinistres, portant bien la marque de la réprobation divine, avec un superbe caractère de solitude et de pauvreté.
On aperçoit enfin, de place en place, quelques vilains bâtiments, très bas. Ce sont les mines de soufre. On en compte, paraît-il, plus de mille dans ce bout de pays.
En pénétrant dans l’enceinte de l’une d’elles, on remarque d’abord un monticule singulier, grisâtre et fumant. C’est une vraie source de soufre due au travail humain.
Voici comment on l’obtient. Le soufre tiré des mines est noirâtre, mélangé de terre, de calcaire, etc., et forme une sorte de pierre dure et cassante. Aussitôt apporté des galeries, on en construit une haute butte, puis on met le feu dans le milieu. Alors un incendie lent, continu, profond, ronge, pendant des semaines entières, le centre de la montagne factice et dégage le soufre pur, qui entre en fusion et coule ensuite, comme de l’eau, au moyen d’un petit canal.
On traite de nouveau le produit ainsi obtenu en des cuves où il bout et achève de se nettoyer.
La mine où a lieu l’extraction ressemble à toutes les mines. On descend par un escalier étroit, aux marches énormes et inégales, en des puits creusés en plein soufre. Les étages superposés communiquent par de larges trous qui donnent de l’air aux plus profonds. On étouffe cependant au bas de la descente ; on étouffe et on suffoque asphyxié par les émanations sulfureuses et par l’horrible chaleur d’étuve qui fait battre le cœur et couvre la peau de sueur.
De temps en temps on rencontre, gravissant le rude escalier, une troupe d’enfants chargés de corbeilles. Ils halètent et râlent, ces misérables gamins accablés sous la charge. Ils ont dix ans, douze ans, et ils refont, quinze fois en un seul jour, l’abominable voyage, moyennant un sou par descente. Ils sont petits, maigres, jaunes, avec des yeux énormes et luisants, des figures fines aux lèvres minces qui montrent leurs dents brillantes comme leurs regards.
Cette exploitation révoltante de l’enfance est une des choses les plus pénibles qu’on puisse voir.
Mais il faut aller au Volcano, fantastique fleur de soufre, éclose en pleine mer. On part de Messine à minuit, dans un malpropre bateau à vapeur, où les passagers des premières ne trouvent même pas de bancs pour s’asseoir sur le pont.
Aucun souffle de brise ; seule, la marche du bâtiment trouble l’air calme endormi sur l’eau.
Les rives de Sicile et les rives de la Calabre exhalent une si puissante odeur d’orangers fleuris, que le détroit tout entier en est parfumé comme une chambre de femme. Bientôt, la ville s’éloigne, nous passons entre Charybde et Scylla, les montagnes s’abaissent derrière nous, et, au-dessus d’elles apparaît la cime écrasée et neigeuse de l’Etna, qui semble coiffée d’argent sous la clarté de la pleine lune.
Puis on sommeille un peu, bercé par le bruit monotone de l’hélice, pour rouvrir les yeux à la lumière du jour naissant.
Voici là-bas, en face de nous, les Lipari. La première, à gauche, et la dernière à droite, jettent sur le ciel une épaisse fumée blanche. Ce sont le Volcano et le Stromboli. Entre ces deux volcans on aperçoit Lipari, Filicuri, Alicuri, et quelques îlots très bas.
Et le bâtiment s’arrête bientôt devant la petite île et la petite ville de Lipari.
Quelques maisons blanches au pied d’une grande côte verte. Rien de plus, pas d’auberge, aucun étranger n’abordant sur cette île.
Elle est fertile, charmante, entourée de rochers admirables, aux formes bizarres, d’un rouge puissant et doux. On y trouve des eaux thermales qui furent autrefois fréquentées, mais l’évêque Todaso fit détruire les bains qu’on avait construits, afin de soustraire son pays à l’affluence des étrangers.
Lipari est terminée au nord par une singulière montagne blanche qu’on prendrait de loin pour une montagne de neige sous un ciel plus froid. C’est de là qu’on tire la pierre ponce pour le monde entier.
Mais je loue une barque pour aller visiter Volcano.
Entraînée par quatre rameurs, elle suit la côte fertile, plantée de vignes. Les reflets des rochers rouges sont étranges dans la mer bleue. Voici le petit détroit qui sépare les deux îles. Le cône du Volcano sort des flots comme un volcan noyé jusqu’à sa tête.
C’est un îlot sauvage, dont le sommet atteint environ quatre cents mètres et dont la surface est d’environ vingt kilomètres carrés. On contourne, avant de l’atteindre, un autre îlot, le Volcanello, qui sortit brusquement de la mer vers l’an 200 avant J.-C. et qu’une étroite langue de terre, balayée par les vagues aux jours de tempête, unit à son frère aîné.
Nous voici au fond d’une baie plate, en face du cratère qui fume. À son pied, une maison habitée par un Anglais qui dort, paraît-il, en ce moment, sans quoi je ne pourrais gravir le volcan que cet industriel exploite ; mais il dort, et je traverse un grand jardin potager, puis quelques vignes, propriété de l’Anglais ; puis un vrai bois de genêts d’Espagne en fleur. On dirait une immense écharpe jaune enroulée autour du cône pointu, dont la tête aussi est jaune, d’un jaune aveuglant sous l’éclatant soleil. Et je commence à monter par un étroit sentier qui serpente dans la cendre et dans la lave, va, vient, et revient, escarpé, glissant et dur. Parfois, comme on voit en Suisse des torrents tomber des sommets, on aperçoit une immobile cascade de soufre qui s’est épanchée par une crevasse.
On dirait des ruisseaux de féerie, de la lumière figée, des coulées de soleil.
Mais j’atteins enfin, sur le faîte, une large plate-forme autour du grand cratère. Le sol tremble et devant moi, par un trou gros comme la tête d’un homme, s’échappe avec violence un immense jet de flamme et de vapeur tandis qu’on voit s’épandre des lèvres de ce trou le soufre liquide, doré par le feu. Il forme autour de cette source fantastique un lac jaune bien vite durci.
Plus loin d’autres crevasses crachent aussi des vapeurs blanches qui montent lourdement dans l’air bleu.
J’avance avec crainte sur la cendre chaude et la lave jusqu’au bord du grand cratère. Rien de plus surprenant ne peut frapper l’œil humain.
Au fond de cette cuve immense, appelée « la Fossa », large de cinq cents mètres et profonde de deux cents mètres environ, une dizaine de fissures géantes et de vastes trous ronds vomissent du feu, de la fumée et du soufre, avec un bruit formidable de chaudières. On descend, le long des parois de cet abîme, et on se promène jusqu’au bord des bouches furieuses du volcan. Tout est jaune autour de moi, sous mes pieds et sur moi, d’un jaune aveuglant, d’un jaune affolant. Tout est jaune : le sol, les hautes murailles et le ciel lui-même. Le soleil jaune verse dans ce gouffre mugissant sa lumière ardente que la chaleur de cette cuve de soufre rend douloureuse comme une brûlure. Et l’on voit bouillir le liquide jaune qui coule, on voit fleurir d’étranges cristaux, mousser des acides éclatants et bizarres au bord des lèvres rouges des foyers.
L’Anglais, l'Anglais qui dort au pied du mont, cueille, exploite et vend ces acides, ces liquides, tout ce que vomit le cratère ; car tout cela, paraît-il, vaut de l’argent, beaucoup d’argent.
Je reviens lentement, essoufflé, haletant, suffoqué par l’haleine irrespirable du volcan ; et bientôt, remonté au sommet du cône, j’aperçois toutes les Lipari égrenées sur les flots.
Là-bas, en face, se dresse l’énorme Stromboli ; tandis que, derrière, l’Etna gigantesque semble regarder au loin ses enfants et ses petits-enfants.
De la barque, en revenant, j’avais découvert une île cachée derrière Lipari. Le batelier la nomma : « Salina. » C’est sur elle qu’on récolte le malvoisie.
Je voulus boire à sa source même une bouteille de ce vin fameux. On dirait du sirop de soufre. C’est bien le vin des volcans, épais, sucré, doré et tellement soufré que le goût vous en reste au palais jusqu’au soir, le vin du Diable !
29 septembre 1885