Guy de Maupassant : Souvenirs. Texte publié dans Le Gaulois du 4 décembre 1884.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Souvenirs

Connaissez-vous, madame, l’admirable nouvelle d’Ivan Tourgueneff, qui a pour titre : Trois Rencontres ? Non, sans doute, car vous ne lisez que les livres du jour.
Je comprends l’intérêt que vous portez aux romans d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, mais il faut quelquefois lire les vieux ; croyez-moi.
Les Trois Rencontres ! N’oubliez point ce titre, madame, et lisez cette courte nouvelle. Elle contient, en quelques pages, l’essence même du génie de Tourgueneff, de ce génie rêveur et précis, réel et poétique, un peu voilé, comme pour faire deviner des choses lointaines, indécises, ces choses qui flottent dans les brouillards de la vie, ces choses qui peuplent la terre de songes, qui nous montrent, derrière les faits cruels, le mystère doux, toujours fuyant et charmant, dont se bercent les poètes.
Le sujet ? direz-vous. Il n’y en a guère dans cette œuvre enchanteresse et vague comme une féerie d’opium. C’est l’histoire étrange et charmante des émotions qu’une voix de femme, entendue trois fois par trois nuits de lune, sous trois climats différents, ont fait naître dans le cœur d’un homme.
Il ne la connaît point, cette femme, il ne l’a jamais vue ; mais il l’entend chanter, et il la reconnaît chaque fois. Et dans ces pays où chante aussi une musique mystérieuse, il semble que l’admirable poète ait fait passer toutes ces sensations menues et profondes qui s’éveillent dans certaines âmes, au contact exquis ou douloureux de choses que le commun des hommes ne remarque point.
Avez-vous observé, madame, combien sont sonores en nous, les nerveux, les répercussions du souvenir, et combien aussi la vue de certains détails inaperçus par tous fait vibrer notre cœur ?
Depuis quelque temps, elle me hante, cette nouvelle de Tourgueneff, les Trois Rencontres ; car, moi aussi, je viens de la sentir en moi la triple émotion d’une chose vue à trois époques différentes.

*

Je traversais Rouen, l’autre jour. Nous sommes au moment de la foire Saint-Romain. Figurez-vous la fête de Neuilly, plus importante, plus solennelle, avec une gravité provinciale, un mouvement plus lourd de la foule qui est aussi plus compacte et plus silencieuse.
Plusieurs kilomètres de baraques et de vendeurs, car les boutiques sont plus nombreuses qu’à Neuilly, les gens de campagne achetant beaucoup. Marchands de verrerie, de porcelaines, de coutellerie, de rubans, de boutons, de livres pour les paysans, d’objets singuliers et comiques en usage dans les villages, puis des montreurs de curiosités, que le Normand des champs appelle des « faiseux vé de quoi », et une profusion de femmes colosses dont semblent fort amateurs les Rouennais. Une d’elles vient d’envoyer à la presse locale une lettre aimable pour inviter MM. les journalistes à venir la visiter, en s’excusant de ne pouvoir se présenter elle-même chez eux, ses dimensions lui interdisant toute sortie.
... Se plaint de la grosseur qui l’attache au rivage.
Enfoncé Louis XIV !
Puis voici des lutteurs : l’admirable M. Bazin qui parle comme à la Comédie-Française, en saluant le public de l’index. Voici encore un cirque de singes, un cirque de puces, un cirque de chevaux, cent autres curiosités de toute espèce. Et un public particulier : — gens de la ville endimanchés, aux mouvements sérieux et modérés, mais bien accordés, l’homme et la femme manœuvrant d’ensemble, avec une sage gravité, comme si la nature eût mis en eux une même manivelle, — gens de la campagne aux mouvements plus lents encore, mais différents, l’homme et la femme ayant chacun le sien, couple détraqué par des besognes diverses : le mâle courbé, traînant ses jambes ; la femelle se balançant comme si elle portait des seaux de lait.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans la foire Saint-Romain, c’est l’odeur — odeur que j’aime, parce que je l’ai sentie tout enfant, mais qui vous dégoûterait sans doute. On sent le hareng grillé, les gaufres et les pommes cuites.
Entre chaque baraque, en effet, dans tous les coins, on grille des harengs en plein air, car nous sommes au plus fort de la saison de pêche, et on cuit des gaufres, et on rissole des pommes, de belles pommes normandes, sur de grands plats d’étain.

*

J’entends une cloche. Et tout à coup une émotion singulière me serre le cœur. Deux souvenirs m’ont assailli, l’un de mes premiers ans, l’autre de l’adolescence.
Je demande à l’ami qui m’accompagne :
« C’est toujours lui ? »
Il a compris et répond :
« C’est toujours lui, ou plutôt toujours eux. Le violon de Bouilhet y est encore. »
Et j’aperçois bientôt la tente, la petite tente où l’on joue, comme on jouait dans mon enfance, cette Tentation de saint Antoine, qui ravissait Gustave Flaubert et Louis Bouilhet.
Sur l’estrade, un vieil homme à cheveux blancs, si vieux, si courbé qu’il semble un centenaire, cause avec un polichinelle classique. Songez donc, madame, que mes parents aussi l’ont vue, cette Tentation de saint Antoine, quand ils avaient dix ou douze ans ! Et c’est toujours le même homme qui la montre. Sur sa tête est pendue une pancarte où on lit : « À céder pour cause de santé. » Et s’il ne trouve pas d’amateur, le pauvre vieux, le spectacle naïf et drôle dont s’amusent, depuis plus de soixante ans, toutes les générations de petits Normands, disparaîtra.
Je monte les marches de bois qui tremblent, car je veux voir encore une fois, une dernière fois peut-être, le saint Antoine de mon enfance.
Les bancs, de misérables bancs étagés, portent un peuple de petits êtres, assis ou debout, babillant, faisant un bruit de foule, le bruit d’une foule de dix ans.
Les parents se taisent, accoutumés à la corvée de chaque année.
Quelques lampions éclairent l’intérieur sombre de la baraque.
La toile se lève. Une grosse marionnette apparaît, faisant, au bout de ses fils, des gestes bizarres et maladroits.
Et voilà que toutes les petites têtes se mettent à rire, les mains s’agitent, les pieds trépignent sur les bancs, et des cris de joie, des cris aigus, s’échappent des bouches.
Et il me semble que je suis un de ces enfants, que je suis aussi entré pour voir, pour m’amuser, pour croire, comme eux. Je retrouve en moi, réveillées brusquement, toutes les sensations de jadis ; et, dans l’hallucination du souvenir, je me sens redevenu le petit être que j’ai été autrefois, devant ce même spectacle.
Mais un violon se met à jouer. Je me lève pour le regarder. C’est aussi le même : un vieux encore, très maigre, et triste, triste, à longs cheveux blancs rejetés derrière une tête creuse, intelligente et fière.
Et je me rappelle ma seconde visite à Saint-Antoine. J’avais seize ans.

*

Un jour (j’étais élève au collège de Rouen en ce temps-là), un jour donc, un jeudi, je crois, je montai la rue Bihorel pour aller montrer des vers à mon illustre et sévère ami Louis Bouilhet.
Quand j’entrai dans le cabinet du poète, j’aperçus, à travers un nuage de fumée, deux grands et gros hommes, enfoncés en des fauteuils et qui fumaient en causant.
En face de Louis Bouilhet était Gustave Flaubert.
Je laissai mes vers dans ma poche et je demeurai assis dans mon coin, bien sage sur ma chaise, écoutant.
Vers quatre heures, Flaubert se leva.
« Allons, dit-il, conduis-moi jusqu’au bout de ta rue ; j’irai à pied au bateau. »
Arrivés au boulevard, où se tient la foire Saint-Romain, Bouilhet demanda tout à coup :
« Si nous faisions un tour dans les baraques ? »
Et ils commencèrent une promenade lente, côte à côte, plus hauts que tous, s’amusant comme des enfants, et échangeant des observations profondes sur les visages rencontrés.
Ils imaginaient les caractères rien qu’à l’aspect des faces, faisaient les conversations des maris avec leurs épouses. Bouilhet parlait comme l’homme, et Flaubert comme la femme, avec des expressions normandes, l’accent traînard et l’air toujours étonné des gens de ce pays.
Quand ils arrivèrent devant Saint-Antoine :
« Allons voir le violon, dit Bouilhet. »
Et nous entrâmes.

*

Quelques années plus tard, le poète étant mort, Gustave Flaubert publia ses vers posthumes, les Dernières Chansons.
Une pièce est intitulée :
Une baraque de la foire
En voici quelques fragments :
Oh ! qu’il était triste au coin de la salle,
Comme il grelottait, l’homme au violon.
La baraque en planche était peu d’aplomb
Et le vent soufflait dans la toile sale.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans son ermitage, Antoine, en prière,
Se couvrait les yeux sous son capuchon.
Les diables dansaient. Le petit cochon
Passait, effaré, la torche au derrière.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oh ! qu’il était triste ! Oh ! qu’il était pâle !
Oh ! l’archet damné, raclant sans espoir ;
Oh ! le paletot plus sinistre à voir
Sous les transparents aux lueurs d’opale !

Comme un chœur antique au sujet mêlé,
Il fallait répondre aux péripéties
Et quitter soudain, pour des facéties,
Le libre juron tout bas grommelé !...

Il fallait chanter, il fallait poursuivre,
Pour le pain du jour, la pipe du soir ;
Pour le dur grabat dans le grenier noir ;
Pour l’ambition d’être homme et de vivre !

Mais parfois dans l’ombre, et c’était son droit,
Il lançait, lui pauvre et transi dans l’âme,
Un regard farouche aux pantins du drame,
Qui reluisaient d’or et n’avaient pas froid.

Puis — comme un rêveur dégagé des choses,
Sachant que tout passe et que tout est vain,
Sans respect du monde, il chauffait sa main
Au rayonnement des apothéoses.

*

Et quand je sortis de la baraque, je croyais ente encore la voix sonore de Flaubert :
« Pauvre... diable ! »
Et Bouilhet répondit :
« Oui, ça n’est pas gai pour tout le monde ! »
4 décembre 1884
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