Guy de Maupassant : Temples grecs. Texte publié dans Gil Blas du 8 septembre 1885. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Sicile du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 26 avril 2020.

Temples grecs

Tant de poètes ont chanté la Grèce que chacun de nous en porte l’image en soi ; chacun croit la connaître un peu, chacun la voit en songe telle qu’il la désire.
Pour moi, la Sicile a réalisé ce rêve ; elle m’a montré la Grèce ; et quand je pense à cette terre si artiste, il me semble que j’aperçois de grandes montagnes aux lignes douces, aux lignes classiques, et sur les sommets des temples, ces temples sévères, un peu lourds peut-être, mais admirablement majestueux, qu’on rencontre partout dans cette île.
Tout le monde a vu Paestum et admiré les trois ruines superbes jetées dans cette grande plaine nue que la mer continue au loin, et qu’enferme de l’autre côté un large cercle de monts bleuâtres. Mais si le temple de Neptune est plus parfaitement conservé et plus pur (on le dit) que les temples de Sicile, ceux-ci sont placés en des paysages si merveilleux, si imprévus que rien au monde ne peut faire imaginer l’impression qu’ils laissent à l’esprit.
Quand on quitte Palerme, la grande ville gaie et vivante, que deux larges rues principales coupent en croix par le milieu, on traverse d’abord le vaste bois d’orangers qu’on nomme la Conque d’Or ; puis le chemin de fer suit le rivage, un rivage de montagnes rousses et de rochers rouges. La voie enfin s’incline vers l’intérieur de l’île et on descend à la station d’Alcamo-Calatafimi.
Puis on s’en va, à cheval ou en voiture, à travers un pays largement soulevé comme une mer de vagues monstrueuses et immobiles. Pas de bois, peu d’arbres, mais des vignes et des récoltes ; et la route monte entre deux lignes ininterrompues d’aloès fleuris. On dirait qu’un mot d’ordre a passé parmi eux pour leur faire pousser vers le ciel la même année, presque au même jour, l’énorme et bizarre colonne que les poètes ont tant chantée. On suit, à perte de vue, la troupe infinie de ces plantes guerrières, épaisses, aiguës, armées et cuirassées, qui semblent porter leur drapeau de combat.
Après deux heures de route environ, on aperçoit tout à coup deux hautes montagnes reliées par une pente douce arrondie en croissant d’un sommet à l’autre, et, au milieu de ce croissant, le profil d’un temple grec, d’un de ces puissants et beaux monuments que le peuple divin élevait à ses dieux humains.
Il faut, par un long détour, contourner l’un de ces monts, et on découvre de nouveau le temple qui se présente alors de face. Il semble maintenant appuyé à la montagne, bien qu’un ravin profond l’en sépare ; mais elle se déploie derrière lui, et au-dessus de lui, l’enserre, l’entoure, semble l’abriter, le caresser. Et il se détache admirablement avec ses trente-six colonnes doriques, sur l’immense draperie verte qui sert de fond à l’énorme monument, debout, tout seul, dans cette campagne illimitée.
On sent, quand on voit ce paysage grandiose et simple, qu’on ne pouvait placer là qu’un temple grec, et qu’on ne pouvait le placer que là. Les maîtres décorateurs qui ont appris l’art à l’humanité montrent, surtout en Sicile, quelle science profonde et raffinée ils avaient de l’effet et de la mise en scène. Je parlerai tout à l’heure des temples de Girgenti. Celui de Ségeste semble avoir été posé au pied de cette montagne par un homme de génie qui avait eu la révélation du point unique où il devait être élevé. Il anime à lui tout seul l’immensité du paysage ; il la fait vivante et divinement artiste.
Sur le sommet du mont dont on a suivi le pied pour aller au temple on trouve les ruines du théâtre.
Quand on visite un pays que les Grecs ont habité ou colonisé, il suffit de chercher leurs théâtres pour trouver les plus beaux points de vue. S’ils plaçaient leurs temples juste à l’endroit où ils pouvaient donner le plus d’effet, où ils pouvaient le mieux orner l’horizon, ils plaçaient au contraire leurs théâtres juste à l’endroit d’où l’œil pouvait le plus être ému par les perspectives.
Celui de Ségeste, au sommet d’une montagne, forme le centre d’un amphithéâtre de monts dont la circonférence atteint au moins cent cinquante à deux cents kilomètres. On découvre encore d’autres sommets au loin, derrière les premiers ; et par une large baie en face de vous, la mer apparaît, bleue entre les cimes vertes.

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Le lendemain du jour où l’on a vu Ségeste, on peut visiter Sélinonte, immense amas de colonnes éboulées, tombées tantôt en ligne, et côte à côte, comme des soldats morts, tantôt écroulées en chaos.
Ces ruines de temples géants, les plus vastes qui soient en Europe, emplissent une plaine entière et couvrent encore un coteau, au bout de la plaine. Elles suivent le rivage, un long rivage de sable pâle où sont échouées quelques barques de pêche, sans qu’on puisse découvrir où habitent les pêcheurs. Cet amas informe de pierres ne peut intéresser d’ailleurs que les archéologues ou les âmes poétiques, émues par toutes les traces du passé.

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Mais Girgenti, l’ancienne Agrigente, placée comme Sélinonte sur la côte sud de la Sicile, offre le plus étonnant ensemble de temples qu’il soit donné de contempler.
Sur l’arête d’une côte longue, pierreuse, toute nue et rouge, d’un rouge ardent, sans une herbe, sans un arbuste, et dominant la mer, la plage et le port, trois temples superbes profilent, vus d’en bas, leurs grandes silhouettes de pierre sur le ciel bleu des pays chauds.
Ils semblent debout dans l’air, au milieu d’un paysage magnifique et désolé. Tout est mort, aride et jaune, autour d’eux, devant eux et derrière eux. Le soleil a brûlé, mangé la terre. Est-ce même le soleil qui a rongé ainsi le sol, ou le feu qui brûle toujours les veines de cette île de volcans. Car partout, autour de Girgenti, s’étend la contrée singulière des mines de soufre. Ici tout est du soufre, la terre, les pierres, le sable, tout.
Eux, les temples, demeures éternelles des dieux, morts comme leurs frères les hommes, restent sur leur colline sauvage, loin l’un de l’autre d’un demi-kilomètre environ.
Voici d’abord celui de Junon Lacinienne qui renferma, dit-on, le fameux tableau de Junon, par Zeuxis, qui avait pris pour modèles les cinq plus belles filles d’Acragas.
Puis le temple de la Concorde, un des mieux conservés de l’antiquité parce qu’il servit d’église au Moyen Âge.
Plus loin les restes du temple d’Hercule.
Et enfin le gigantesque temple de Jupiter vanté par Polybe et décrit par Diodore, construit au cinquième siècle, et contenant trente-huit demi-colonnes de six mètres cinquante de circonférence. Un homme peut se tenir debout dans chaque cannelure.
Assis au bord de la route qui court au pied de cette côte surprenante, on reste à rêver devant ces admirables souvenirs du plus grand des peuples artistes. Il semble qu’on ait devant soi l’Olympe entier, l’Olympe d’Homère, d’Ovide, de Virgile, l’Olympe des dieux charmants, charnels, passionnés comme nous, faits comme nous, qui personnifiaient poétiquement toutes les tendresses de notre cœur, tous les songes de notre âme, et tous les instincts de nos sens.
C’est l’antiquité tout entière qui se dresse sur ce ciel antique. Une émotion puissante et singulière pénètre en vous, ainsi qu’une envie de s’agenouiller devant ces restes augustes, devant ces restes laissés par les maîtres de nos maîtres.
Certes, cette Sicile est avant tout une terre divine, car si l’on y trouve ces dernières demeures de Junon, de Jupiter, de Mercure, ou d’Hercule, on y rencontre aussi les plus remarquables églises chrétiennes qui soient au monde. Et le souvenir qui vous reste des cathédrales de Cefalu ou de Monreale, ainsi que de la chapelle Palatine, cette unique merveille, est plus puissant et plus vif encore que le souvenir des monuments grecs.
Quiconque a vu le gothique arabe et byzantin que les architectes normands créèrent jadis sur cette terre envahie demeure sans émotion devant le froid gothique de nos villes du Nord. Nos yeux accoutumés aux lignes sévères et nues, aux murs noirs, à la beauté venue de la seule proportion, s’étonnent et s’émerveillent devant ces cathédrales entièrement vêtues de mosaïques à fond d’or, si lumineuses qu’elles semblent donner, seules, toute la lumière de l’édifice.
Quand on a vu les mosaïques du mont Athos, celles de Cefalu et de Monreale, et, dit-on, celles de l’église épiscopale de Curtea de Arges, en Roumanie, on trouve mortes et vides nos plus remarquables églises.
Une seule pièce, pièce du chœur de l’église de Curtea de Arges, l’iconostase exposée dernièrement au musée des arts décoratifs par l’architecte français chargé de la restauration complète de ce monument, M. André Lecomte du Noüy, nous apprend quelle richesse élégante et fine les pays orientaux apportent dans la décoration de leurs édifices religieux.
À Palerme, la chapelle Palatine donne à l’œil artiste la jouissance la plus vive, la plus complète, la plus parfaite que puisse procurer une irréprochable et divine œuvre d’art.
8 septembre 1885