Guy de Maupassant : Les femmes de théâtre. Texte publié dans Le Gaulois du 1er février 1882.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

Les femmes de théâtre

Quelques-unes de nos belles comédiennes ont dû protester contre l’espèce de conclusion du nouveau roman d’Edmond de Goncourt, conclusion qui semble contenue dans cette phrase de lord Annandale à sa maîtresse, la Faustin. « Une artiste... Vous n’êtes que cela... la femme incapable d’aimer ! »
Elles ont dû s’écrier : « Comment ! nous, incapables d’aimer ? Mais nous ne faisons que ça ; nous en sommes plus capables que les autres femmes ! » Et elles se remémoraient sans doute leurs grrrandes passions, oubliant qu’il ne faut pas confondre aimer souvent avec beaucoup aimer.
Elle est, au contraire, terriblement vraie, la subtile analyse du maître observateur qui a fouillé ces âmes d’actrices, suivi le labyrinthe compliqué de leurs tendresses, et ouvert au public les coulisses de leurs cœurs. Et celle qu’il a choisie pour modèle est une grande artiste, une sincère, une géniale ; et non la comédienne quelconque, telle que nous en voyons, chaque jour, en nos théâtres. Et elle aime, cette Faustin, elle aime ardemment ; mais elle aime en comédienne qu’elle est. C’est-à-dire qu’elle reste, malgré tout, fatalement, inconsciemment, cabotine jusque dans ses élans de passion les plus violents et les plus vrais.
Et le romancier a indiqué là, avec une rare discrétion d’ailleurs et une singulière perspicacité, la part que le métier reprend fatalement dans les passions des femmes de théâtre. Quelque capté que soit leur cœur, quelque sincère que soit leur étreinte, n’y a-t-il pas toujours un peu de mise en scène dans leurs manifestations, un peu de déclamation dans leurs ardeurs ? Ne jouent-elles pas, malgré elles, une comédie ou un drame d’amour avec des réminiscences de pièces, des intonations apprises ? Et je voudrais savoir si chaque homme sur qui tombe leur tendresse ne leur rappelle pas involontairement un personnage qu’elles ont joué, et si une partie de leur affection ne vient pas de là ?
Est-il bien certain qu’elles disent « Je t’aime ! » comme les autres femmes ; qu’elles n’aient jamais de « mots d’auteur », d’« effets » et de « gestes » ?
Et j’en appelle aux hommes qui ont connu des comédiennes, qui ont assisté à la représentation à domicile de leurs tendresses, tout, en cette petite aventure de leur vie qu’on nomme un « amour », n’a-t-il pas une odeur de planches, de coulisses, jusqu’à la rupture qui est fatalement plus dramatique, plus déclamatoire, plus machinée qu’avec d’autres ?
Et comme il est vrai cet amant, lord Annandale, qui vit près d’elle comme un époux fou d’amour, et qu’elle adore (il n’en peut douter), et qui cependant demeure sans cesse inquiet, soupçonneux, vaguement jaloux et troublé, sentant que, même en ses bras, même éperdue de bonheur, elle joue toujours, elle fait une sorte d’adaptation à la vie réelle des intrigues passionnées et des scènes ardentes répétées chaque soir devant la foule.

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Du reste, les Faustins sont rares, et nos comédiennes d’aujourd’hui traitent l’amour d’une façon beaucoup plus simple et plus pratique.
Exceptionnellement placées pour plaire aux hommes, pour qui elles ont un attrait puissant et particulier, sur qui elles exercent une sorte de fascination ; debout sur les planches comme sur un piédestal d’où elles dominent la foule, elles se trouvent exposées en montre comme des objets aux vitrines des marchands, offertes pour ainsi dire aux désirs des spectateurs.
Elles apparaissent au public comme des femmes d’amour et de plaisir dont les journaux enregistrent les aventures galantes. De là à faire métier de soi, à devenir des objets de vente courante, il n’y avait pas loin.
Il existe assurément des exceptions, des femmes de théâtre fort honorables dont leurs camarades se moquent d’ailleurs ; d’autres qui ne sont point vénales et que leurs camarades méprisent. Les premières sont des poseuses qui « la font à la vertu » ; les autres sont des jobardes.
Quant à celles — le plus grand nombre — qui font le commerce de galanterie, je crois, vraiment, qu’elles ne tarderont pas à avoir leur Petite Bourse du soir, où l’on verra les amoureux surenchérir à pleine voix, comme on fait chaque jour à la grande Bourse.
Car elles sont cotées, comme des valeurs ; elles ont des hauts et des bas, des fluctuations de cours, des dépréciations et des vogues, selon les caprices des amateurs, les mouvements de la mode et leurs succès de planches.
Et cela nous semble tout simple ! Mais, en vérité, ces marchandages d’amour de femmes qui ne sont pas des filles, et qui devraient être des artistes, cette abdication du sentiment devant l’argent, du caprice devant la cote, cette réclame que fait le théâtre pour l’alcôve, cette valeur commerciale exploitée même quelquefois par un mari légitime au profit de la communauté, ces agences de location des divas à la nuit ou à la semaine, ces agences où le premier Anglais millionnaire peut se présenter tranquillement un chèque à la main, disant : « Je volé soupé demain avec madémoiselle Machin », passent un peu les limites de la prostitution permise.
Ne les verrons-nous pas bientôt, ces agences que tout le monde connaît, mais qui se cachent encore, ouvrir leur porte sur la rue, avec un encadrement de photographies et la carte des tarifs qu’on consultera, en passant, comme le dernier cours de la rente ?
Et n’assisterons-nous pas à des émotions publiques, pareilles à celle qui suit la chute de la Timbale, quand on apprendra que, par l’effet d’on ne sait quelles manœuvres, Mlle X..., du Vaudeville, et Mlle Y..., du Gymnase, viennent, en un soir, de tomber à cinq louis ?
N’ai-je pas connu un riche Américain qui, partant pour la France, télégraphia de New York pour retenir son Étoile, qui l’attendit à l’hôtel, sans embarras et sans révolte ?

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Jadis les actrices furent des femmes à toquades, à escapades, à fantaisies. Aujourd’hui, elles rappellent les commerçants à deux boutiques, qui vendent de ceci dans l’une, de cela dans l’autre. Tout dépend de la porte par où l’on entre.
Je ne veux point, bien entendu, parler de morale, car j’estime que leur situation exceptionnelle leur doit donner les mêmes privilèges qu’aux hommes. Je ne parle que de dignité féminine, ce qui est fort différent.
À ce sujet, on chuchotait, ces jours-ci, une aventure qui serait arrivée dernièrement, en Angleterre, à une grande comédienne française.
Un lord, un très noble lord, séduit par la grâce merveilleuse de cette femme charmante autant que par son talent exceptionnel, l’invita chez lui, à une soirée dont sa femme faisait les honneurs.
L’actrice, qui est mère, amena son fils avec elle, et, lorsque la grande dame anglaise, rigide et prude comme toutes ses maigres compatriotes, s’avança pour la voir, elle présenta le jeune homme : « Mon fils, milady. » L’Anglaise rougit d’indignation, et, d’un ton sec : « Je vous demande pardon, madame ; jusqu’ici, je vous avais appelée mademoiselle, je vois que je m’étais trompée. » L’actrice ne se troubla point devant la réponse insolente ; elle sourit, au contraire, et, de sa voix exquise, si douce qu’elle prend tous les cœurs, elle reprit : « Oh ! non, milady, caprice d’amour. » L’Anglaise aussitôt s’enfuit et ne reparut plus.
L’histoire est-elle vraie ? En tout cas, celle à qui on l’attribue est capable de cet esprit. Ce mot charmant n’a-t-il pas, en même temps, préservé sa dignité et affirmé les libertés que lui donne son talent ?
1er février 1882