Guy de Maupassant : Thémidore. Préface du livre Thémidore ou mon histoire et celle de ma maîtresse par Claude Godard d’Aucourt, Bruxelles, H. Kistemaeckers, paru le 2 juin 1883.
Mis en ligne le 17 novembre 2020.

Thémidore

Nous ne connaissons guère que deux romans du XVIIIe siècle : Gil-Blas et Manon Lescaut. Tous deux sont baptisés chefs-d’œuvre, bien que le second soit, à mon avis, incomparablement supérieur au premier, en ce sens qu’il nous renseigne sur les mœurs, les coutumes, la morale (?) et les manières d’aimer de cette époque charmante et libertine. C’est le roman naturaliste du temps. Gil-Blas, au contraire, n’est point documentaire malgré sa grande valeur. On y sent partout les conventions de l’écrivain ; l’aventure, d’ailleurs, se passe au-delà des monts, et on n’y voit pas percer beaucoup de l’humanité d’alors. Les admirables contes de Voltaire ne nous en apprennent point davantage. Les polissonneries peu littéraires de Crébillon fils et autres ne nous troublent même pas l’esprit, et c’était surtout par la tradition, par les mémoires et l’histoire que nous pouvions nous figurer cette société, exquise et corrompue, raffinée, débauchée et spirituelle avant tout, pour qui le plaisir était la seule loi et l’amour la seule religion.
Or, voici qu’un petit roman d’alors, peu connu, bien que souvent réimprimé, nous apporte, grâce à la réédition que vient d’en faire l’éditeur Kistemaeckers, des renseignements inestimablement précieux. Cela s’appelle Thémidore, et porte en sous-titre : « Mon Histoire et celle de ma Maîtresse ».
Oh ! c’est polisson à l’excès, immoral à outrance, pimenté de détails scabreux, mais si jolis, si jolis ! Un vrai miroir enfin de la débauche spirituelle, élégante, bien née et bien portée, de cette fin de siècle amoureuse. Nos prêcheurs doctrinaires, ces empêcheurs de danser en rond, farcis d’idées graves et de préceptes pudibonds, rougiraient jusqu’aux cheveux s’ils entrouvraient seulement ce petit volume délicieux qui est un pur... non, un impur chef-d’œuvre.
Oui, un chef-d’œuvre ! Et ils sont rares, les chefs-d’œuvre. Et tout séduit dans cette merveille de grâce décolletée ; et l’esprit y coule avec une abondance prodigieuse. C’est de ce bon esprit français qui sonne clair, de cet esprit naturel, sautillant, pivotant, impertinent, léger, sceptique et brave, et il jaillit, cet esprit, dans un style exquis et simple, d’allure crâne et coquette, souple et finement méchante. Voilà de bonne prose de notre vieux pays, de la prose bien transparente qu’on boit comme nos vins, qui scintille comme eux, et monte aux têtes, et rend joyeux. C’est un bonheur de lire cela, un bonheur savoureux, une volupté presque sensuelle de l’intelligence.
L’auteur, qui cachait son nom, était un fermier général, Godard d’Aucourt. Vraiment, on eut aimé souper en sa compagnie.
Et le sujet ? dira-t-on. Presque rien : l’histoire d’un jeune élégant dont le père fait enfermer la maîtresse, Rozette, et qui parvient à la délivrer. Et qu’il eut raison, l’heureux coquin !
Ce livre donne étrangement la sensation de ce temps déjà lointain, et des gens d’alors, et de leurs habitudes ; c’est toute une résurrection.
M. Kistemaeckers a vraiment la main heureuse dans ses réimpressions.