Guy de Maupassant : Ivan Tourgueneff. Texte publié dans Le Gaulois du 5 septembre 1883.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Ivan Tourgueneff

Le grand romancier russe, qui avait adopté la France pour patrie, Ivan Tourgueneff, vient de mourir après une horrible agonie qui durait depuis près d’un mois.
Il fut un des plus remarquables écrivains de ce siècle et en même temps l’homme le plus honnête, le plus droit, le plus sincère en tout, le plus dévoué qu’il soit possible de rencontrer.
Poussant la modestie presque jusqu’à l’humilité, il ne voulait point qu’on parlât de lui dans les journaux ; et, plus d’une fois, des articles pleins d’éloges l’ont blessé comme des injures, car il n’admettait pas qu’on écrivît autre chose que des œuvres littéraires. La critique même des œuvres d’art lui semblait pur bavardage, et, quand un journaliste donnait, à propos d’un de ses livres, des détails particuliers sur lui et sur sa vie, il éprouvait une véritable irritation mêlée d’une sorte de honte d’écrivain, chez qui la modestie semble une pudeur.
Aujourd’hui que vient de disparaître ce grand homme, disons, en quelques mots, ce qu’il fut.

*

La première fois que je vis Ivan Tourgueneff, c’était chez Gustave Flaubert.
Une porte s’ouvrit. Un géant parut. Un géant à tête d’argent, comme on dirait dans un conte de fées. Il avait de longs cheveux blancs, de gros sourcils blancs, et une grande barbe blanche, et vraiment d’un blanc d’argent, luisant, tout éclairé de reflets ; et, dans cette blancheur, un bon visage calme, aux traits un peu forts ; une vraie tête de Fleuve « épanchant ses ondes », ou bien, encore, une tête de Père Éternel.
Son corps était très haut, large, plein sans être gros, et ce colosse avait des gestes d’enfant, timides et retenus. Il parlait d’une voix très douce, un peu molle, comme si la langue trop épaisse se fût remuée difficilement. Parfois, il hésitait, cherchant le mot précis en français pour exprimer sa pensée, mais il le trouvait toujours avec une étonnante justesse, et cette légère hésitation donnait à sa parole un charme particulier.
Il savait conter d’une façon charmante, prêtant aux moindres faits une importance artistique et une couleur amusante ; mais on l’aimait moins encore pour la haute valeur de son esprit que pour sa naïveté bonne et toujours étonnée. Car il était invraisemblablement naïf, ce romancier de génie qui avait parcouru le monde, connu tous les grands hommes de son siècle, lu tout ce qu’un être humain peut lire, et qui parlait, aussi bien que la sienne, toutes les langues de l’Europe. Il demeurait surpris, stupéfait devant les choses qui paraîtraient simples à des collégiens de Paris.
On eût dit que la réalité palpable le blessait, car son esprit ne s’étonnait point des choses écrites, alors qu’il se révoltait des moindres choses vécues. Peut-être son extrême droiture et sa large bonté instinctive lui faisaient-elles éprouver une sorte de froissement au contact des duretés, des vices et des duplicités de la nature humaine ; tandis que son intelligence, au contraire, alors qu’il songeait, seul, devant sa table, lui faisait comprendre et pénétrer la vie jusque dans ses hontes secrètes comme on voit, d’une fenêtre, dans la rue, des événements auxquels on ne prend point part.
Il était simple, bon et droit avec excès, obligeant comme personne, dévoué comme on ne l’est guère, et fidèle aux amis, morts ou vivants.
Ses opinions littéraires avaient une valeur et une portée d’autant plus considérables qu’il ne jugeait pas au point de vue restreint et spécial auquel nous nous plaçons tous, mais qu’il établissait une sorte de comparaison entre les littératures de tous les peuples du monde qu’il connaissait à fond, élargissant ainsi le champ de ses observations, faisant des rapprochements entre des livres parus aux deux bouts de la terre, en deux langues différentes.
Malgré son âge et sa carrière presque finie, il avait sur les lettres les idées les plus modernes et les plus avancées, rejetant toutes les vieilles formes des romans à ficelles et à combinaisons dramatiques et savantes, demandant qu’on fit « de la vie », rien que de la vie, — des « tranches de vie » sans intrigues et sans grosses aventures.
Le « roman », disait-il, est la forme la plus récente de l’art littéraire. Il se dégage à peine aujourd’hui des procédés de féerie qu’il a employés tout d’abord. Il a séduit, par un certain charme romanesque, les imaginations naïves. Mais, maintenant que le goût s’épure, il faut rejeter tous ces moyens inférieurs, simplifier et élever cet art qui est l’art de la vie, qui doit être l’histoire de la vie.
Quand on lui parlait des grosses ventes de certains livres du genre séduisant, il disait :
— Les gens qui ont l’esprit commun sont beaucoup plus nombreux que ceux doués d’un esprit délicat. Tout dépend de la classe d’intelligence à laquelle vous vous adressez. Un livre qui plaît à la foule ne nous plaira point à nous le plus souvent. Et, s’il nous plaît en même temps qu’à la foule, soyez sûrs que ce sera pour des raisons absolument opposées.
Le don puissant d’observation qu’il avait lui fit apercevoir, bien avant qu’il apparût au grand jour, le germe fermentant de la révolution russe. Il constata cet état nouveau des esprits dans un livre célèbre, Pères et Enfants. Il avait appelé nihilistes les sectaires nouveaux qu’il venait de découvrir dans la foule agitée du peuple, comme un naturaliste baptise l’animal inconnu dont il révèle l’existence.
Un grand bruit se fit autour de ce roman. Les uns plaisantaient, d’autres s’indignaient ; personne ne voulait croire ce qu’annonçait l’écrivain.
Ce nom de nihiliste resta sur la secte naissante, dont on a bientôt cessé de nier l’existence.
Depuis lors, Tourgueneff suivit avec cette passion désintéressée de l’artiste la marche et le développement de la doctrine révolutionnaire qu’il avait pressentie, reconnue et dévoilée.
N’appartenant à aucun parti, attaqué souvent par les uns et par les autres, se contentant de noter et d’observer, il publia successivement Fumées et Terres vierges, livres qui montrent de la façon la plus nette les étapes des nihilistes, la force et la faiblesse de ces esprits troublés, les causes de leurs défaillances et celles de leurs progrès.
Adoré par la jeunesse libérale, reçu avec des ovations, chaque fois qu’il rentrait en Russie, redouté par le pouvoir, un peu suspect aux partis extrêmes, admiré par tous, Tourgueneff ne retournait pourtant pas volontiers dans son pays, qu’il aimait ardemment ; car il gardait le souvenir de quelques jours de prison qu’il avait faits après la publication des Mémoires d’un Seigneur russe.
On ne peut faire ici l’analyse des œuvres de ce très grand homme, qui demeurera un des plus hauts génies de la littérature russe. Il restera, — à côté du poète Pouchkine, son ami, qu’il admirait ardemment, du poète Lermontoff et du romancier Gogol, — un de ceux à qui la Russie devra la plus grande et la plus éternelle reconnaissance, parce qu’il aura donné à ce peuple quelque chose d’immortel et d’inestimable : un art, des œuvres inoubliables, une gloire plus précieuse et plus impérissable que toutes les gloires ! Des hommes comme lui font plus pour leur patrie que des hommes comme le prince de Bismarck : ils se font aimer de tous les esprits élevés, dans toutes les parties de la terre.

*

Il fut, en France, l’ami de Gustave Flaubert, d’Edmond de Goncourt, de Victor Hugo, d’Émile Zola, d’Alphonse Daudet, de tous les artistes aujourd’hui connus.
Il adorait la musique et la peinture, vivant dans une atmosphère d’art, vibrant à toutes les impressions subtiles, à toutes les vagues sensations que donne l’art, et sans cesse à la recherche de ces jouissances délicates et rares.
Aucune âme ne fut plus ouverte, plus fine et plus pénétrante, aucun talent plus séduisant, aucun cœur plus loyal et plus généreux.
5 septembre 1883