Guy de Maupassant : Ivan Tourgueneff. Texte publié dans Gil Blas du 6 septembre 1883, sous la signature de Maufrigneuse.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Ivan Tourgueneff

Le nom du remarquable écrivain qui vient de mourir restera dans l’avenir parmi les grands noms de l’histoire des lettres.
Quand la Russie sera sortie de la période difficile qu’elle traverse ; quand ce peuple jeune et neuf aura pris sa place dans la civilisation et dans les arts, on reconnaîtra mieux qu’aujourd’hui quels génies lui ont ouvert la route.
Tourgueneff occupera le premier rang parmi ces esprits de la première heure, et par son talent, et par le rôle particulier qu’il a joué dans la politique par les lettres.
Ils ne seront d’ailleurs que cinq ou six, ces écrivains qui marcheront à la tête de la jeune littérature dans leur patrie.
Nous connaissons à peine leurs noms, nous autres qui ne savons rien de ce qui existe hors de chez nous.
Ce sont : Pouchkine, un Shakespeare adolescent, mort en plein génie, quand son âme, suivant son expression, s’élargissait, quand il « se sentait mûr pour concevoir et enfanter des œuvres puissantes. »
Il fut tué en duel en 1837.
Lermontoff, un poète byronien plus original même, et plus vivant, et plus vibrant et plus violent que Byron.
Il fut tué en duel en 1841 à l’âge de vingt-sept ans.
Gogol, un romancier de grande envergure, un créateur de la race de Balzac et de Dickens.
Il en reste un, bien vivant, homme politique autant que romancier et qui vient de jouer un rôle considérable dans les dernières années ; c’est le comte Léon Tolstoï, l’auteur de ce livre qui eut, par exception, un grand succès chez nous : La Paix et la Guerre.
Enfin, Ivan Tourgueneff vient de mourir.

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La carrière littéraire de Tourgueneff fut des plus mouvementées et des plus singulières.
Il débuta jeune, très jeune. Se croyant poète comme tous les romanciers qui débutent, il avait fait quelques vers publiés sans grand succès. Alors, sentant venir le découragement, prêt à renoncer aux lettres, il allait partir pour étudier la philosophie en Allemagne, quand un encouragement inattendu lui vint du célèbre critique russe Belinski. Cet homme exerça sur le mouvement littéraire de son pays une influence décisive, et son autorité fut plus étendue, plus dominatrice que celle d’aucun autre critique en aucun temps et aucun lieu.
Il dirigeait alors une revue appelée « Le Contemporain », et il exigea de Tourgueneff une petite nouvelle en prose destinée à ce recueil.
Tourgueneff jeune, ardent, libéral, élevé en pleine province, dans la steppe, ayant vu le paysan chez lui dans ses souffrances et ses effroyables labeurs, dans son servage et sa misère, était plein de pitié pour ce travailleur humble et patient, plein d’indignation contre les oppresseurs, plein de haine pour la tyrannie.
Il décrivit en quelques pages les tortures de ces déshérités, mais avec tant d’ardeur, de vérité, de véhémence et de style, qu’une grande émotion s’en répandit, s’étendant à toutes les classes de la société.
Emporté par ce succès rapide et imprévu, il continua une série de courtes études prises toujours chez le peuple des campagnes ; et comme une multitude de flèches allant frapper au même but, chacune de ces pages frappait en plein cœur la domination seigneuriale, le principe odieux du servage.
C’est ainsi que fut composé ce livre désormais historique, qui a pour titre : Les Mémoires d’un Seigneur russe.
Mais quand il voulut réunir en volume tous ces morceaux détachés, l’éternelle censure mit son veto.
Le hasard d’un tête-à-tête en chemin de fer avec un des membres de cette institution tutélaire fit obtenir au jeune auteur l’autorisation demandée au personnage officiel qui paya de sa place cette complaisance.
Le livre eut un retentissement immense, fut saisi, et l’auteur arrêté passa un mois sous les verrous, non pas dans une prison comme celles où l’on enferme, chez nous, les hommes condamnés pour ces sortes de délits, mais au violon avec les vagabonds et les voleurs de grand chemin ; puis il fut envoyé en exil par l’empereur Nicolas.
Sa grâce, bien que réclamée par le czarewitch, fut longue à venir. La raison en tient peut-être à ce que, sur la demande de l’héritier impérial, Tourgueneff ayant adressé une lettre au souverain ne se prosterna point à ses pieds sacrés (variante de notre formule : « Votre très humble et très obéissant serviteur. »)
Il revint plus tard dans son pays, mais ne l’habita plus guère.
Enfin, le 19 février 1861, l’empereur Alexandre, fils de Nicolas, proclama l’abolition du servage ; et un banquet annuel commémoratif fut institué où assistaient tous ceux qui avaient pris part à ce grand acte politique. Or, dans une de ces réunions, un célèbre homme d’État russe, Milutine, portant un toast à Tourgueneff, lui dit : « Le czar, monsieur, m’a spécialement chargé de vous répéter qu’une des causes qui l’ont le plus décidé à émanciper les serfs est la lecture de votre livre Les Mémoires d’un Seigneur russe. »
Ce livre est resté, en Russie, populaire et presque classique. Tout le monde le connaît, le sait par cœur et l’admire. Il fut l’origine de la grande réputation de son auteur comme écrivain et comme libéral (on pourrait dire comme libérateur) en même temps qu’il fut le principe de son immense popularité.

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Mais un autre rôle politique était encore réservé à cet écrivain : c’est lui qui devait découvrir et baptiser les nihilistes.
Une agitation vague, encore insaisissable, travaillait la nation russe, comme ces ferments de maladie qui troublent longtemps notre corps avant qu’on puisse découvrir de quelle nature est l’atteinte. Or Tourgueneff, observateur attentif et profond, remarqua le premier cet état nouveau des esprits, l’éclosion lente de cette crise des maladies populaires, cette fermentation politique et philosophique encore obscure, qui devait soulever la Russie tout entière.
Dans un livre qui fit grand bruit : Pères et Enfants, il constata la situation morale de cette secte naissante. Pour la désigner clairement il inventa, il créa un mot : les Nihilistes.
L’opinion publique, toujours aveugle, s’indigna ou ricana. La jeunesse fut partagée en deux camps ; l’un protesta, mais l’autre applaudit, déclarant : « C’est vrai, lui seul a vu juste, nous sommes bien ce qu’il affirme. » C’est à partir de ce moment que la doctrine encore flottante, qui était dans l’air, fut formulée d’une façon nette, que les nihilistes eux-mêmes eurent vraiment conscience de leur existence et de leur force et formèrent un parti redoutable.
Dans un autre livre, Fumée, Tourgueneff suivit les progrès, la marche des esprits révolutionnaires, en même temps que leurs défaillances, les causes de leur impuissance. Il fut alors attaqué des deux côtés à la fois ; et son impartialité ameuta contre lui les deux partis rivaux.
C’est qu’en Russie comme en France, il faut appartenir à un parti. Soyez l’ami ou l’ennemi du pouvoir, croyez blanc ou croyez rouge, mais croyez. Si vous vous contentez d’observer tranquillement en sceptique déterminé ; si vous restez en dehors des luttes qui vous paraissent secondaires ; ou si, même étant d’une faction, vous osez constater les défaillances et les folies de vos amis, ou vous traitera comme une bête dangereuse ; on vous traquera partout ; vous serez injurié, conspué, traître et renégat ; car la seule chose que haïssent tous les hommes, en religion comme en politique, c’est la véritable indépendance d’esprit.
Tourgueneff était, avec raison, considéré comme un libéral. Ayant raconté les faiblesses des révolutionnaires, on le traita comme un faux frère. Il n’en continua pas moins ses études sur ce parti toujours grandissant, si curieux et si terrible, et son dernier grand roman, Terres vierges, indique avec une surprenante clarté l’état mental du nihilisme actuel.
Il avait, par suite d’une indépendance absolue, une singulière situation dans sa patrie. Suspect aux gens du pouvoir et suspect aux révolutionnaires, il était, en réalité, un ami fidèle pour les uns et pour les autres et sans opinion. Les nihilistes réfugiés à Paris trouvaient toujours sa porte ouverte ; aussi chaque fois qu’il faisait en Russie son voyage annuel, ses amis français craignaient-ils quelque mesure de rigueur du gouvernement à son égard. La cour le ménageait sans lui témoigner grande amitié. Mais la jeunesse l’adorait, lui faisait des ovations bruyantes dans les rues de Saint-Pétersbourg.

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Son œuvre littéraire est assez considérable. Ce n’est point le lieu de l’analyser ici. Mentionnons encore un fort beau roman : Les Eaux printanières.
Mais c’est peut-être dans les courtes nouvelles que se développe le plus l’originalité de cet écrivain qui est un prodigieux conteur.
Psychologue profond et artiste raffiné, il sait composer en quelques pages une œuvre absolue, indiquer des figures complètes en quelques traits si légers, si habiles qu’on ne comprend point comment de pareils effets peuvent être obtenus avec des moyens en apparence si simples. C’est un évocateur d’âmes, sans rival pour nous faire pénétrer les dedans d’un être dont il nous montre aussi les dehors comme si on le voyait, et cela sans qu’on remarque jamais ses procédés, ses mots, ses intentions et ses malices d’écrivain. Il sait créer surtout l’atmosphère de ses contes avec un incomparable génie. On se sent, dès qu’on lit une de ses œuvres, pris soi-même dans le milieu qu’il évoque, on en respire l’air, on en partage les tristesses, les angoisses ou les joies. Il apporte aux poumons une saveur étrange et particulière, il nous donne le goût de ses livres comme si on buvait quelque boisson délicieusement amère.
Lui aussi, c’était un mélancolique, mais un mélancolique doux, un résigné constatant la misère des choses et des êtres sans se révolter ou s’indigner. Il donne bien toute sa note si personnelle dans ces chefs-d’œuvre qui s’appellent L’Abandonnée, Le Gentilhomme de la steppe, Trois Rencontres, le Roi Lear de la steppe, le Journal d’un homme de trop.
Il était, en littérature, dans les idées les plus modernes et les plus avancées, estimant que le romancier, n’ayant d’autre modèle que la vie, ne doit dépeindre que la vie telle qu’elle est, sans combinaisons ni aventures extraordinaires. Ce qu’on appelle l’intrigue dans un roman l’indignait, car il ne comprenait pas comment des gens peuvent être d’esprit assez naïf pour s’intéresser à des événements privés de vraisemblance.
Il adorait cependant les poètes dont l’art, au contraire, consiste à nous nourrir de visions et d’illusions. Il mettait au premier rang Shakespeare, Goethe et Pouchkine. Son esprit net s’accommodait mal de l’abondance sonore de Victor Hugo qui personnifie la poésie française. Peut-être aussi le tempérament philosophique de Tourgueneff s’étonnait-il du tempérament purement rêveur de Victor Hugo.
Les conceptions mystiques, étrangement déistes, les théories religioso-fantaisistes du grand poète français, son absence totale de génie scientifique, et les élans sublimes mais illogiques de son prodigieux génie poétique éveillaient des hésitations, des réserves dans l’esprit clair de ce romancier philosophe qui avait découvert une révolution naissante et qui s’attachait surtout à l’idée, qui pénétrait les hommes si facilement, qui aimait la science positive, et qui fut, dès son enfance, rebelle à tout dogme, à toute religion, à tout Dieu, qui resta l’athée le plus tranquille, le plus doux, mais le plus déterminé du monde, tellement indifférent à toute croyance qu’il s’étonnait même qu’on perdit son temps à parler de ces choses.
Maufrigneuse
6 septembre 1883