Guy de Maupassant : Tremblement de terre. Texte publié dans Gil Blas du 1er mars 1887.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Tremblement de terre

Antibes.
On sait les détails, tous les détails du terrible tremblement de terre qui vient de ravager et d’affoler la côte entière de la Méditerranée. Je ne peux rien ajouter à la précision sinistre des faits, mais je veux dire quelques sensations personnelles. La façon de percevoir et d’interpréter un accident aussi rare qu’un tremblement de terre peut révéler, à beaucoup de gens qui n’ont jamais été secoués par ces étranges tempêtes du sol, le genre de trouble et d’émotion qu’il produirait sans doute en elles. C’est donc la répercussion de ce phénomène sur les sens et sur les nerfs que j’essayerai de noter en m’efforçant de le faire aussi exactement que possible.
La soirée avait été fort belle et j’étais resté debout assez tard à regarder le ciel criblé d’étoiles, et là-bas, de l’autre côté du large golfe, Nice illuminée, Nice chantant et dansant par ce dernier soir de carnaval. Le phare tournant de Villefranche ouvrait de demi-minute en demi-minute son œil de feu sur la mer, tandis que le phare fixe du cap d’Antibes debout sur le haut promontoire, pareil à une monstrueuse étoile, parcourait l’horizon de son regard fixe et circulaire. Puis j’avais lu, avec un intérêt passionné, Pœuf, le court et admirable récit de Léon Hennique, histoire si simple, si dramatique, d’une poignante simplicité et racontée avec un accent de vérité tout nouveau. Et je m’étais couché, vers une heure du matin, après avoir encore considéré, pendant quelques instants, les illuminations lointaines de Nice, en songeant qu’on devait être fort gai, là-bas.
Je dormais profondément quand je fus réveillé par d’épouvantables secousses. Pendant la première seconde d’effarement, je crus tout simplement que la maison s’écroulait. Mais comme les soubresauts de mon lit s’accentuaient, comme les murs craquaient, comme tous les meubles se heurtaient avec un bruit effrayant, je compris que nous étions balancés par un tremblement de terre. Je sautai debout dans ma chambre et j’allais atteindre la porte quand une oscillation violente me jeta contre la muraille. Ayant repris mon aplomb, je parvins enfin sur l’escalier où j’entendis le sinistre et bizarre carillon des sonnettes tintant toutes seules comme si un affolement les eût saisies ou comme si, servantes fidèles, elles appelaient désespérément les dormeurs pour les prévenir du danger.
Mon domestique descendait en courant l’autre étage, ne comprenant pas ce qui arrivait et me croyant écrasé sous le plafond de ma chambre tant les craquements avaient été forts. Cependant la convulsion cessait quand tout le monde enfin gagna le vestibule et sortit dans le jardin. Il était six heures, le jour naissait rose et doux, sans un souffle d’air, si pur, si calme ! Cette absolue tranquillité du ciel, pendant ce bouleversement épouvantable, était tellement saisissante, tellement imprévue, qu’elle me surprit et m’émut davantage que la catastrophe elle-même.
Cette aurore charmante prenait pour nous quelque chose d’exaspérant, de révoltant, de cynique.
Mais je rentrai pour chercher des vêtements, des couvertures et de l’argent pour le cas, assez vraisemblable, où l’accident se renouvellerait et nous forcerait à quitter la maison, en admettant même que la maison résistât à une seconde secousse.
Je prenais des manteaux dans une armoire quand j’entendis de nouveau le singulier bruit qui m’avait saisi, sans que je l’eusse compris, lors du premier ébranlement de la terre ; et le battant de l’armoire vint me frapper la figure.
On a dit, on a écrit que le phénomène était accompagné d’une rumeur semblable à un violent souffle de mistral. Cette affirmation, que je n’oserais pas nier, devrait être vérifiée avec soin. Ce bruit bizarre, si particulier que je le reconnaîtrais toujours, m’a paru provenir uniquement de la trépidation des murailles et des meubles, des murailles surtout, secouées jusque dans les fondations, et des poutres ballottées, et des tuiles soulevées, des ciments brisés, des pierres disjointes et heurtées, de toute la dislocation du bâtiment entier.
Les personnes qui se trouvaient dehors n’ont point entendu ce bruit, ce qui me paraît assez concluant.
Nous revoilà donc dans le jardin, forcés de contempler l’aurore.
De la villa, on voit tout le golfe de Nice, et tout le cap d’Antibes. Les côtes se déroulent jusque bien au-delà de la frontière d’Italie, baignées par la mer toute bleue. Le long des plages, les villages blancs ont l’air, de loin, de si loin, d’œufs d’oiseau pondus sur les sables ; puis la montagne s’élève portant encore, de place en place, sur un pic, une petite ville ou un hameau. Et sur tout cela s’étend l’immense cime neigeuse des Alpes avec ses sommets pointus, éclatants et tout roses à cet instant, d’un rose aveuglant sous l’aurore.
On a écrit encore qu’au moment de la catastrophe le ciel paraissait en feu ! C’était tout simplement un admirable lever de soleil qui n’a pu surprendre et épouvanter que les gens peu accoutumés à sortir si tôt de leur lit.
Mais tout paraît calmé ; et la tranquillité de la matinée nous rassure au point que chacun rentre dans sa chambre. Je me jette, tout habillé, sur mon lit.
Deux heures se passent sans que rien trouble notre repos, et notre confiance revenue, quand soudain je crois sentir une agitation presque imperceptible du sol. Rien ne semble remuer pourtant, mais on dirait un frisson de la terre, un frisson profond, continu, qui va devenir un tremblement tout à l’heure. Je me lève aussitôt et j’appelle. Les murs craquent de nouveau avec le bruit étrange et sinistre dont j’ai parlé. Nous subissons une troisième secousse plus courte et moins forte que les autres.

*

Depuis ce moment, le sol est sans cesse vibrant. Il ne palpite pas, il semble seulement agité d’un presque insaisissable grelottement. Cela cesse parfois pendant plusieurs heures, puis soudain la légère trépidation recommence, dure une minute ou un quart d’heure, cesse de nouveau, et la terre redevient tout à fait stable sous nos pieds. On dirait, en vérité, le frémissement d’une locomotive au repos, dont les flancs sont chargés de vapeur qui n’a point d’issue pour fuir.
Plusieurs secousses très perceptibles nous ont encore soulevés d’ailleurs : trois dans la nuit qui suivit la catastrophe, une dans le jour, et deux dans la nuit d’après. Aujourd’hui, rien ; mais le sol n’a point fini de grelotter. Nous attendons.
À Antibes, un autre phénomène, signalé aussi sur plusieurs points de la côte, a accompagné le mouvement de la terre.
Quelques instants après la première secousse, la mer s’est brusquement retirée, laissant à sec des bateaux de pêche et des poissons sur le sable. Les petites sardines frétillaient, un gros congre rampait en fuyant, mais on ne songeait guère à le poursuivre. Puis, un flot haut de deux mètres, plutôt un soulèvement qu’une vague, est venu couvrir la plage et la mer enfin a repris son niveau.
Plusieurs pêcheurs affirment avoir distingué, non loin de la côte, des remous et des tourbillons ; mais d’autres le nient et le fait paraît très douteux.

*

Il semble que ce phénomène bizarre laisse en nous une émotion très spéciale qui n’est point la peur connue dans les accidents, mais la sensation aiguë de l’impuissance humaine et de l’instabilité. Contre la guerre, il y a la force ; contre la tempête, il y a l’adresse ; contre la maladie, il y a le remède et le médecin, efficaces ou non. Contre le tremblement de terre il n’y a rien ; et cette certitude entre en nous bien plus par le fait lui-même que par le raisonnement.
Le refuge de tout homme qui souffre, de tout homme menacé, c’est son toit, c’est son lit. Or, dans ces crises de la terre, rien n’est plus redoutable que le lit et que le toit. Alors l’impossibilité de rentrer chez soi fait de l’homme une bête errante, perdue, affolée, qui s’enfuit, et qui porte en elle une angoisse nouvelle et imprévue, celle du civilisé forcé de camper comme l’Arabe.
Et puis, pour tous les gens de Nice que j’ai rencontrés, cherchant refuge autour de la ville d’Antibes où aucune maison n’est tombée, il semble que l’émotion ait été accrue par la curieuse coïncidence de l’effrayant sinistre fermant le carnaval. Ils avaient vu des masques tout le jour d’avant ; ils s’étaient couchés et endormis avec ces visages, ces grimaces, ces figures grotesques dans les yeux ; et voilà qu’ils s’éveillent au milieu d’une ville croulante et d’un peuple fou d’épouvante.
Et ce contraste a dû en effet frapper leurs âmes étrangement, y produire un travail mystérieux qui servirait dans un siècle de foi à consolider une religion, car je sens moi-même que ma lecture du soir, précédant de quelques minutes le sommeil, cette histoire d’un soldat, Pœuf, qui a tué son supérieur par jalousie, reste et restera liée en mon esprit à l’émotion du tremblement de terre. Chaque fois que ma pensée retourne à l’accident, le souvenir du roman me revient plus vif que celui d’aucune autre lecture, et les faits qui y sont racontés se mêlent, malgré moi, aux faits réels de la nuit.
1er mars 1887