Venise
Venise ! Est-il une ville qui ait été plus admirée, plus célébrée, plus chantée par les poètes, plus désirée par les amoureux, plus visitée et plus illustre ?
Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ?
Il est joli, d’ailleurs, sonore et doux ; il évoque d’un seul coup dans l’esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs.
Venise ! Ce seul mot semble faire éclater dans l’âme une exaltation, il excite tout ce qu’il y a de poétique en nous, il provoque toutes nos facultés d’admiration.
Et quand nous arrivons dans cette ville singulière, nous la contemplons infailliblement avec des yeux prévenus et ravis, nous la regardons avec nos rêves.
Car il est presque impossible à l’homme qui va par le monde de ne pas mêler son imagination à la vision des réalités. On accuse les voyageurs de mentir et de tromper ceux qui les lisent. Non, ils ne mentent pas, mais ils voient avec leur pensée bien plus qu’avec leur regard. Il suffit d’un roman qui nous a charmés, de vingt vers qui nous ont émus, d’un récit qui nous a captivés pour nous préparer au lyrisme spécial des coureurs de routes, et quand nous sommes ainsi excités, de loin, par le désir d’un pays, il nous séduit irrésistiblement.
Aucun coin de la terre n’a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l’enthousiasme. Lorsque nous pénétrons pour la première fois dans la lagune tant vantée il est presque impossible de réagir contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion. L’homme qui a lu, qui a rêvé, qui sait l’histoire de la cité où il entre, qui est pénétré par toutes les opinions de ceux qui l’ont précédé, emporte avec lui ses impressions presque toutes faites ; il sait ce qu’il doit aimer, ce qu’il doit mépriser, ce qu’il doit admirer.
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Le train traverse d’abord une plaine criblée de flaques d’eau bizarres. On dirait une sorte de carte de géographie, avec les océans et les continents ; puis le sol disparaît peu à peu ; le convoi court, sur un talus d’abord, et bientôt il s’élance sur un pont démesuré jeté dans la mer et qui s’en va vers la ville aperçue là-bas, élevant ses clochers et ses monuments au-dessus de la nappe immobile et illimitée des eaux.
Quelques îlots portant des fermes apparaissent de temps en temps, à droite ou à gauche.
Nous entrons en gare. Des gondoles attendent le long du quai. Longue, mince et noire, dressant les pointes de ses extrémités et portant à l’avant une proue étrange et jolie, en acier luisant, la fine gondole mérite sa gloire. Un homme, debout derrière les voyageurs, la gouverne avec une seule rame que porte et que soutient une sorte de bras en bois tordu, fixé sur le bord droit de l’embarcation. Elle a un air coquet et sévère, amoureux et guerrier, et elle berce d’une façon délicieuse le promeneur étendu sur une sorte de chaise longue. La douceur de ce siège, le balancement exquis de ces barques, leur allure vive et calme, vous donnent une inattendue et adorable sensation. On ne fait rien et on va, on se repose et on voit, on est caressé par ce mouvement, caressé dans l’esprit et dans la chair, pénétré par une subite et continue jouissance physique et par un profond bien-être de l’âme.
Quand il pleut, on ajuste au milieu de ces embarcations une petite chambre en bois sculpté, orné de cuivres, et couverte de drap noir. Les gondoles alors glissent, impénétrables, sombres et closes, cercueils flottants vêtus de crêpe. Elles semblent porter des mystères de mort ou d’amour, et elles montrent parfois une jolie figure de femme derrière leur étroite fenêtre.
Nous descendons le grand canal. On est surpris d’abord par l’aspect de cette ville dont les rues sont des rivières... des rivières ou plutôt des égouts à ciel ouvert. C’est là vraiment l’impression que donne Venise après le premier étonnement passé. Il semble que des ingénieurs facétieux aient fait sauter la voûte de maçonnerie et de pavés qui recouvre ces courants d’eaux malpropres dans toutes les autres villes du monde, pour forcer les habitants à naviguer sur leurs égouts.
Et cependant quelques-uns de ces canaux, les plus étroits, sont parfois délicieusement bizarres. Les vieilles maisons rongées par la misère y reflètent leurs murailles déteintes et noircies, y trempent leurs pieds sales et crevassés, comme des pauvres en guenilles qui se laveraient dans des ruisseaux. Les ponts de pierre enjambent cette eau et, renversant dedans leur image, l’encadrent d’une double voûte dont l’une est fausse et l’autre vraie.
On a rêvé une vaste cité, aux immenses palais, tant est grande la renommée de cette antique reine des mers. On s’étonne que tout soit petit, petit, petit ! Venise n’est qu’un bibelot, un vieux bibelot d’art charmant, pauvre, ruiné, mais fier d’une belle fierté de gloire ancienne. Tout semble en ruine, tout semble sur le point de s’écrouler dans cette eau qui porte une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par le temps, tachées par l’humidité, mangées par la lèpre qui détruit les pierres et les marbres. Quelques-uns sont vaguement inclinés sur le côté, prêts à tomber, fatigués de rester depuis si longtemps debout sur leurs pilotis.
Tout à coup l’horizon grandit, la lagune s’élargit ; là-bas, à droite, apparaissent des îles couvertes de maisons, et, à gauche, un admirable monument de style mauresque, une merveille de grâce orientale et d’élégance imposante, c’est le palais des Doges.
Je ne raconterai point Venise, dont tout le monde a parlé. La place Saint-Marc ressemble à celle du Palais-Royal, la façade de cette église a l’air d’une devanture de café-concert en carton-pâte, mais l’intérieur est tout ce qu’on peut concevoir de plus absolument beau. La pénétrante harmonie des lignes et des tons, les reflets des vieilles mosaïques d’or aux lueurs adoucies, au milieu des marbres sévères, les merveilleuses proportions des voûtes et des lointains, un je-ne-sais-quoi de divinement trouvé dans l’ensemble, dans l’entrée calme du jour qui devient religieux autour de ces piliers, dans la sensation jetée à l’esprit par les yeux, font de Saint-Marc la chose la plus complètement admirable qui soit au monde.
Mais en contemplant cet incomparable chef-d’œuvre de l’art byzantin, on se met à songer en le comparant à un autre monument religieux, sans égal lui aussi, si différent pourtant, chef-d’œuvre de l’art gothique, bâti encore au milieu des flots gris des mers du Nord, à ce bijou monstrueux de granit qui se dresse, tout seul, dans l’immense baie du Mont-Saint-Michel.
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Ce qui fait Venise absolument sans égale, c’est la Peinture. Elle fut la patrie, la mère de quelques maîtres de premier ordre qu’on ne peut connaître que dans ses musées, ses églises et ses palais. Le Titien, Paul Véronèse ne se révèlent vraiment qu’à Venise dans leur splendeur géniale. Ceux-là, du moins, possèdent la gloire dans toute sa puissance et toute son étendue. Il en est d’autres que nous ignorons trop en France et qui atteignent presque la valeur de ces artistes, tels Carpaccio et surtout Tiepolo, le premier des plafonniers passés, présents et futurs.
Personne comme lui n’a su répandre sur un mur la grâce des lignes humaines, la séduction des nuances qui grisent sensuellement le regard, et le charme des choses rêvées dans cette sorte d’ivresse étrange que l’art communique à l’esprit.
Élégant et coquet, comme Watteau ou Boucher, Tiepolo possède surtout un admirable et invincible pouvoir de charmeur. On peut en admirer d’autres plus que lui, d’une admiration raisonnée, mais on le subit plus que personne. L’ingéniosité de ses compositions, l’imprévu puissant et joli de son dessin, la variété de son ornementation, la fraîcheur inaltérable et unique de son coloris font naître en nous un besoin singulier de vivre toujours sous un de ces plafonds inestimables qu’orna sa main.
Le palais Labbia, une ruine, montre peut-être la plus admirable chose qu’ait laissée ce grand artiste.
Il a peint une salle entière, une salle immense. Il a tout fait, le plafond, les murailles, la décoration et l’architecture, avec son pinceau. Le sujet, l’histoire de Cléopâtre, une Cléopâtre vénitienne du dix-huitième siècle, se continue sur les quatre faces de l’appartement, passe à travers les portes, sous les marbres, derrière les colonnes imitées. Les personnages sont assis sur les corniches, appuient leurs bras ou leurs pieds sur les ornementations, peuplent ce lieu de leur foule charmante et colorée.
Le palais qui contient ce chef-d’œuvre est à vendre, dit-on !
Comme on vivrait là-dedans !
Venise, 29 avril.