Guy de Maupassant : La vie arabe. Texte publié dans Le Gaulois du 31 août 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre Le Zar’ez du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 23 avril 2020.

La vie arabe

Je ne puis, dans ces courts articles, raconter le long voyage que je viens de faire jusqu’au Sahara. J’essayerai simplement de donner, en quelques traits rapides, la physionomie étrange de ce pays, et d’indiquer, par les faits qui m’ont semblé les plus caractéristiques, les mœurs, les coutumes, les habitudes de vie des tribus arabes.
Je suis parti à cheval avec deux jeunes officiers chargés d’une mission à travers une contrée dont il n’existe aucune carte précise, dont les points d’eau et les passages sont presque inconnus, et dont le lieutenant qui commandait notre petite troupe (quatre spahis) faisait à chaque pas la topographie.
Nous avons couché chaque soir sous la tente, au milieu des tribus, vécu de leur vie, et mangé leur nourriture pendant vingt jours consécutifs ; j’ai donc pu me faire une idée exacte de ce qu’est l’Arabe chez lui.

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Chaque jour, l’officier en tournée envoie en avant un cavalier indigène pour prévenir le caïd, chez qui il mangera et dormira le lendemain, afin que celui-ci puisse prélever dans sa tribu l’alfa et la diffa (nourriture des hommes et des bêtes). Cette coutume, qui équivaut aux billets de logement chez l’habitant des villes en France, devient fort onéreuse pour les tribus par la manière dont elle est pratiquée.
Qui dit Arabe dit voleur, sans exception. Voici donc comment les choses se passent. Le caïd s’adresse à un chef de fraction et réclame la diffa de ses hommes.
Pour s’exempter de cet impôt et de cette corvée, le chef de fraction paye. Le caïd empoche et s’adresse à un autre, qui souvent aussi s’exonère de la même façon. Enfin, il faut bien que l’un d’eux s’exécute.
Si le caïd a un ennemi, la diffa tombe sur celui-là, qui procède, vis-à-vis des simples Arabes, de la même façon que le caïd vis-à-vis des cheikhs.
Et voilà comment une charge, qui ne devrait pas coûter plus de 20 à 30 francs à chaque tribu, lui coûte 4 à 500 francs invariablement.
Et il est impossible encore de changer cela, pour une infinité de raisons trop longues à développer ici.

Dès qu’on approche d’un campement, on aperçoit au loin un groupe de cavaliers qui vient vers vous. Un d’eux marche seul, en avant. Ils sont au pas, ou au trot. Puis, tout à coup, ils s’élancent au galop, un galop furieux, fantastique, que nos bêtes du nord ne supporteraient pas deux minutes. C’est le galop des chevaux de course, qui ressemble au passage d’un train express. Mais l’Arabe reste presque droit sur sa selle, avec ses vêtements blancs flottants, et, d’une seule secousse, il arrête l’animal, qui fléchit sur ses jambes. Puis, il saute à terre d’un bond, et s’avance, respectueux, vers l’officier, dont il baise la main.
Quel que soit le titre de l’Arabe, son origine, sa puissance et sa fortune, il baise la main de tout officier qu’il rencontre.
Puis le caïd se remet en selle et dirige les voyageurs vers la tente qu’il leur a fait préparer. On s’imagine généralement que les tentes arabes sont blanches, éclatantes au soleil. Elles sont au contraire d’un brun sale, rayé de jaune. Leur tissu très épais, en poil de chameau et de chèvre, semble grossier. La tente est fort basse (on s’y tient tout juste debout) et très étendue. Des piquets la supportent d’une façon assez irrégulière ; et tous les bords sont relevés, ce qui permet à l’air de circuler librement dessous.

Malgré cette précaution, la chaleur est écrasante, pendant le jour, dans ces demeures de toile ; mais les nuits y sont délicieuses, et on dort merveilleusement sur les épais et magnifiques tapis du Djebel Amour, bien qu’ils soient peuplés d’insectes. Les tapis constituent le seul luxe des Arabes riches. On les entasse les uns sur les autres, on en forme des amoncellements, et on les respecte infiniment, car chaque homme retire sa chaussure pour marcher dessus, comme à la porte des mosquées.
Aussitôt que ses hôtes sont assis, ou plutôt étendus à terre, le caïd fait apporter le café. Ce café est exquis. La recette pourtant est simple. On le broie au lieu de le moudre, et on y mélange une quantité respectable de poivre rouge, puis on le fait bouillir dans l’eau.

Rien de drôle comme la vaisselle arabe. Quand un riche caïd vous reçoit, sa tente est ornée de tentures inappréciables, de coussins admirables et de tapis merveilleux ; puis vous voyez arriver un vieux plateau de tôle supportant quatre tasses ébréchées, fêlées, hideuses, qui semblent achetées à quelque bazar des boulevards extérieurs à Paris. Il y en a de toutes les grandeurs et de toutes les formes, porcelaine anglaise, imitation du Japon, creil commun, tout ce qu’on a fait de plus laid et de plus grossier en faïence dans toutes les parties du monde.
Le café est apporté dans un vieux pot à tisane ou dans une gamelle de troupier ou dans une inénarrable cafetière en plomb déformée, bossuée, qui semble malade.
Et c’est une chose remarquable que toute industrie reste étrangère à ce peuple. Il sait à peine coudre les peaux de bouc pour emporter l’eau, et il emploie, en toutes circonstances, des procédés tellement primitifs qu’on en demeure stupéfait.

Les Arabes boivent à l’orifice même de la peau de bouc ; mais on présente l’eau aux étrangers dans une collection de récipients invraisemblables. Tout s’y trouve, depuis la casserole de fer jusqu’au bidon défoncé. S’ils s’emparaient, dans quelque razzia, d’un de nos chapeaux parisiens à haute forme, ils le conserveraient assurément pour offrir à boire dedans au premier général qui traverserait la tribu.
Leur cuisine se compose uniquement de quatre ou cinq plats ; l’ordre de ces plats ne varie point.
On présente d’abord le mouton rôti en plein air. Un homme l’apporte tout entier sur son épaule au bout d’une perche qui a servi de broche ; et la silhouette de la bête écorchée, juchée en l’air, fait songer à quelque exécution du Moyen Âge. Elle se profile, le soir, sur le ciel rouge, d’une façon sinistre et burlesque, tenue ainsi par un personnage sévère et drapé de blanc.
Ce mouton est déposé dans une corbeille plate d’alfa tressé, au milieu du cercle des mangeurs assis en rond, à la turque. La fourchette est inconnue : on dépèce avec les doigts ou avec un petit couteau indigène à manche de corne. La peau rissolée, vernie par le feu et croustillante, passe pour ce qu’il y a de plus fin. On l’arrache par longues plaques et on la croque en buvant soit de l’eau toujours bourbeuse, soit du lait de chamelle coupé d’eau par moitié, soit du lait aigre qui a fermenté dans une peau de bouc, dont il prend le goût fortement musqué. Les Arabes appellent « leben » cette boisson médiocre.
Après l’entrée apparaît, tantôt dans une jatte, tantôt dans une cuvette, tantôt dans une marmite antique, une espèce de pâtée au vermicelle. Le fond de ce potage est un jus jaunâtre où le piment se bat avec le poivre rouge dans un mélange d’abricots secs et de dattes pilées ensemble.
Je ne recommande pas ce bouillon aux gourmets.

Quand le caïd qui vous reçoit est magnifique, on sert ensuite le hamis ; ce mets est remarquable. Je serai peut-être agréable à quelques personnes en en donnant la recette.
On le prépare soit avec du poulet, soit avec du mouton. Après avoir coupé la viande en petits morceaux, on la fait revenir dans le beurre sur la poêle.
On se procure ensuite un très léger bouillon en arrosant cette viande avec de l’eau chaude. (Je crois qu’il vaudrait mieux se servir de bouillon faible préparé d’avance.) On ajoute du poivre rouge en grande quantité, un soupçon de piment, du poivre ordinaire, du sel, des oignons, des dattes et des abricots secs, et on fait cuire jusqu’à ce que les dattes et les abricots se soient écrasés naturellement. C’est exquis.
Le repas se termine invariablement par le couscous, le mets national. Les Arabes préparent le couscous en roulant à la main de la semoule de façon à en former de petits grains pareils à du plomb de chasse. On cuit ces granules d’une façon particulière, et on les arrose avec un bouillon spécial. Je serai muet sur ces recettes, pour qu’on ne m’accuse pas de ne parler que de cuisine.
Quelquefois on apporte encore de petits gâteaux au miel, feuilletés, qui sont fort bons.
Chaque fois qu’on vient de boire, le caïd qui vous reçoit vous dit : Saa ! (merci !). On doit lui répondre : Allah icelmek ! ce qui équivaut à notre : « Que Dieu vous bénisse ! » Ces formules sont répétées dix fois pendant chaque repas.

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Mais comme la nouvelle de notre arrivée s’est répandue dans la tribu, on aperçoit de tous côtés, dans les lointains, dans la plaine ou sur les collines, de petits points blancs qui s’approchent. Ce sont les Arabes qui viennent contempler l’officier et lui adresser leurs réclamations. Presque tous sont à cheval, d’autres à pied ; un grand nombre montent des bourricots tout petits. Ils sont à califourchon sur la croupe, contre la queue des bêtes trottinantes, et leurs longs pieds nus traînent à terre des deux côtés.
Aussitôt descendus de leur monture, ils arrivent et s’accroupissent autour de la tente ; puis ils restent là, immobiles, les yeux fixes, attendant. Enfin le caïd leur fait un signe et les plaignants se présentent.
Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe. Les procès de mitoyenneté sont les plus nombreux. Quant à savoir la vérité, quant à rendre un jugement équitable, il est absolument inutile d’y songer. Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères, et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés.
Voici quelques exemples :
Un cadi (la vénalité de ces magistrats musulmans est proverbiale et nullement usurpée) fait appeler un Arabe et lui adresse cette proposition : « Tu me donneras vingt-cinq douros et tu m’amèneras sept témoins qui déposeront par écrit, devant moi, que X... te doit soixante-quinze douros. Je te les ferai remettre. »
L’homme amène les témoins, qui déposent et signent. Alors le caïd appelle X... et lui dit : « Tu me donneras cinquante douros et tu m’amèneras neuf témoins qui déposeront que B... (le premier Arabe) te doit cent vingt-cinq douros. Je te les ferai remettre. » Le second Arabe amène ses témoins.
Alors le caïd appelle le premier devant lui et, fort de la déposition des sept témoins, lui fait donner soixante-quinze douros par le second. Mais à son tour, le second réclame, et sur l’affirmation de ses neuf témoins, le cadi lui fait remettre cent vingt-cinq douros par le premier.
La part du magistrat était donc de soixante-quinze douros (375 francs), prélevés sur ses deux victimes.
Le fait est incontestablement authentique.
Et cependant l’Arabe ne s’adresse presque jamais au juge de paix français, uniquement parce qu’on ne peut pas le corrompre, tandis que le cadi fait ce qu’on veut pour de l’argent.

Autre exemple.
Dans une tribu près de Boghar, un assassinat est commis. On soupçonne un Arabe, mais les preuves manquent. Il y avait dans cette tribu un Arabe nouvellement venu d’une tribu voisine, établi là pour sauvegarder des intérêts pécuniaires. Un témoin l’accuse du meurtre. Un autre témoin suit le premier, puis un autre. Il en vint quatre-vingt-dix avec les affirmations les plus précises. L’étranger fut condamné à mort et exécuté. On reconnut ensuite l’innocence du décapité. Les Arabes avaient simplement voulu se défaire d’un étranger qui les gênait, et empêcher un homme de leur tribu d’être compromis !!!
Les procès durent des années sans qu’une lueur de vérité puisse apparaître sous les affirmations des faux témoins. Alors on a recours à un moyen fort simple : on emprisonne les deux familles qui plaident, ainsi que tous les témoins. Puis on les relâche au bout de quelques mois et généralement ils restent alors tranquilles pendant près d’une année. Puis ils recommencent.
Il y a dans la tribu des Ouled-Allane, que nous avons traversée, un procès qui dure depuis trois ans, sans qu’aucune lumière puisse apparaître. Les deux plaideurs font de temps en temps un petit séjour sous les verrous, et recommencent.
Ils passent, du reste, leur vie à se voler entre eux, à se tromper et à se tirer des coups de fusil. Mais ils nous dissimulent le plus possible toutes les affaires où la poudre a joué son rôle.
Chez les Ouled-Mokhetar, un homme de grande taille se présente en demandant à entrer à l’hôpital français.
L’officier l’interroge sur sa maladie. Alors l’Arabe ouvre son vêtement, et nous apercevons une plaie horrible, très vieille déjà et purulente, à la hauteur du foie. Ayant invité le blessé à se retourner, un autre trou nous apparut dans son dos, en face du premier, au centre d’une grosseur aussi volumineuse qu’une tête d’enfant. Lorsqu’on appuyait autour, des fragments d’os sortaient. Cet homme avait reçu manifestement un coup de fusil ; et la charge, entrée sous la poitrine, était sortie par le dos, en broyant deux ou trois côtes. Mais il nia avec énergie, protesta et jura que « c’était l’œuvre de Dieu ».

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Lorsque toutes les réclamations ont été entendues, on essaye de dormir un peu sous la chaleur terrible de la tente.
Puis le soir vient : on dîne. Un calme profond tombe sur la terre calcinée. Les chiens des douars commencent à hurler au loin, et les chacals leur répondent.
On s’étend sur les tapis sous le ciel criblé d’étoiles, qui semblent humides, tant leur clarté scintille ; et alors on cause longtemps, très longtemps. Tous les souvenirs reviennent, doux, précis et faciles à dire, sous ces nuits tièdes si pleines d’astres.
Tout autour de la tente de l’officier des Arabes sont étendus par terre et, sur une ligne, les chevaux, entravés par les jambes de devant, restent debout, avec un homme de garde auprès de chacun d’eux.
Ils ne doivent pas se coucher et ils restent toujours debout, ces chevaux ; car la monture d’un chef ne peut pas être fatiguée. Sitôt qu’ils essayent de s’étendre, un Arabe se précipite et les force à se relever.
Mais la nuit s’avance. Nous nous allongeons sur les tapis de laine épaisse, et parfois, dans les réveils subits, nous apercevons partout, sur la terre nue qui nous environne, des être blancs étendus et dormant, comme des cadavres en des linceuls.
31 août 1881