Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 5-7, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De Laure de Maupassant1
à Gustave Flaubert

Étretat, le 6 décembre 1862.
Je te sais bien bon gré, mon cher Gustave, de m’avoir envoyé Salammbô, et c’est sous l’impression d’un double plaisir que j’ai tout d’abord ouvert ce livre. J’y voyais la preuve du souvenir d’un vieux camarade, dont l’affection et les sympathies me sont toujours chères ; puis l’œuvre à peine parue était déjà célèbre, et j’avais la certitude de passer des heures charmantes au milieu de cette antique Carthage si bien ressuscitée par tes soins. Ma première pensée aurait dû être de te remercier ; mais tes pages m’attiraient et il m’a fallu les lire et encore les relire avant de prendre la plume. Je mène ici, au fond de mon ermitage, une vie fort active : l’éducation de mes fils, dont je suis à l’heure qu’il est seule responsable, m’occupe beaucoup ; puis les longues promenades nécessaires à leur santé ; puis en ce moment la présence de ma mère ; tout cela me surcharge, et mes heures de liberté se font de plus en plus rares. Enfin, j’ai rogné un peu d’un côté, un peu de l’autre, et j’ai pu faire connaissance avec ce roman, dont Paris a déjà parlé tant et si haut que tous les échos de nos falaises en ont retenti. Avant de te donner mon humble avis de provinciale, avant de t’apporter mon pauvre petit grain d’encens, tu me laisseras te dire que tes succès d’aujourd’hui, aussi bien que tes succès d’hier, me reportent toujours dans le passé, où je vais chercher le souvenir de notre pauvre Alfred, que, toi non plus, tu n’as point oublié. Est-ce qu’il ne te semble pas, comme à moi, qu’il lui revient quelque chose de tout cela, qu’il en a sa part, celui qui le premier a si bien applaudi à tes succès de jeune homme ? — Je puis bien te dire ces choses, et tu trouveras aussi, j’en suis sûre, qu’il est de chères mémoires qui se font toujours une place plus grande, au lieu de s’en aller avec le temps. Ma bonne vieille mère et moi, nous aimons à évoquer tout le passé, dans nos longues veillées d’automne, et les heures s’en vont d’une façon un peu mélancolique, mais qui n’est point dépourvue d’un certain charme. Depuis quelques jours Salammbô ne nous a pas laissé le loisir de causer ; aussitôt le dîner fini, nous nous groupons autour du feu, je prends le livre et je commence la lecture. Mon fils Guy n’est pas le moins attentif ; tes descriptions, si gracieuses souvent, si terribles parfois, tirent des éclairs de ses yeux noirs, et je crois vraiment que le bruit des batailles et les hurlements des éléphants retentissent à ses oreilles. Il va sans dire que j’ai commencé par lire seule l’œuvre tout entière, je relis pour les autres et aussi pour moi, et il est tout probable que je recommencerai plus d’une fois encore. Ton héroïne est, à mon avis, une création d’une originalité saisissante, et je crois que tu l’as pétrie avec les rayons de la lune. Autour de cette femme, quasi-déesse, et tout imprégnée d’un mystérieux parfum, se déroule l’action puissante, grandiose, terrible. On assiste aux scènes que tu décris, on les touche du doigt, et lorsqu’à la fin on arrive à voir tomber Mâtho, quand ce cœur tout vivant est offert au soleil, on ferme les yeux sous le poids d’une indicible épouvante. C’est Ribéra, je crois, qui t’a prêté ses pinceaux, et tu feras bien de les conserver, car nul ne saurait s’en servir comme toi. Les quelques étrangers qui sont encore ici assiègent ma porte pour que je leur prête Salammbô ; tous veulent lire Salammbô ; je n’ai encore confié le livre à personne... pour ne pas faire de jaloux.
Ta chère mère a déjà appris, par la mienne, une partie des misères qui ont pesé sur moi ; mais à vous tous, mes vieux et bons amis d’autrefois, je veux dire encore quelques mots. J’ai beaucoup souffert, vous l’avez compris ; cependant je suis de celles qui savent prendre une résolution, et j’espère que vous me connaissez, que vous m’estimez assez, pour qu’il me soit inutile de vous dire que cette résolution est à tout jamais irrévocable, et que je saurai conserver la dignité de ma vie. Je me trouve très bien dans mon joli village, dans ma modeste maison, et cette tranquillité présente constitue une espèce de bonheur. Mes enfants grandissent et se développent ; l’aîné est presque un homme par l’intelligence, et je suis obligée de travailler avec lui, moi qui ne suis plus qu’une ignorante. Je me remets à l’étude avec ardeur ; cela m’amuse et me fait du bien. Ma demeure s’est fort embellie cette année ; j’ai fait peindre ma maison tout en blanc, et j’ai maintenant un grand jardin qui va jusqu’à la route de Fécamp. J’espère bien que Madame Flaubert ne trouvera pas de raison, l’été prochain, pour nous priver de sa visite ; ma mère compte sur vous tous, et vous ne voudrez point nous priver de la joie que nous apportera votre présence.
C’est avec une bonne poignée de main que je te dis adieu, mon cher Gustave, et j’y joins une nouvelle et vive assurance de mon attachement pour toi et les tiens.
Le Poittevin de Maupassant
Embrassades de mes fils pour la gentille Caroline, et amitiés de ma mère pour vous trois2.

1 Laure Le Poittevin, née le 28 septembre 1821, épousa en 1846 Gustave de Maupassant, dont elle eut deux fils, Guy et Hervé. Après quelques années de vie conjugale, elle se sépara de son mari et mourut à Nice le 8 décembre 1903.
2 Cf. réponse de Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome V, 1929, N° 749).