Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 174-176, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

[Fragment]

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, le 11 septembre 1878.
Ma chère mère, j’ai reçu, hier soir, de tes nouvelles par Léon Fontaine qui revenait d’Étretat. Il m’a dit que tu n’allais pas mieux et que si tes yeux te faisaient moins souffrir, ton cœur allait plutôt plus mal. Je ne comprends pas que tu aies des syncopes aussi violentes avec une maladie aussi peu avancée que la tienne ; il faut que l’affection nerveuse se soit aussi jetée sur le cœur et se combine avec les troubles organiques. J’ai des amis jeunes médecins et je leur en ai parlé : ils trouvent ces accidents extraordinaires. Il faudrait trouver quelque médecin sérieux à qui t’adresser lorsque tu seras ici...
J’ai vu ce matin Flaubert qui était retourné chez Bardoux pour lui parler de moi. Un des secrétaires particuliers du ministre s’en allant, il m’offre la place. Mais Flaubert a oublié de s’informer des appointements et de l’avenir possible lors d’un changement de ministère. J’ai donc ajourné ma réponse jusqu’au moment où j’aurai des informations plus précises. Flaubert déjeune chez le ministre dans une dizaine de jours ; il saura alors à quoi s’en tenir et répondra pour moi.
C’est Mac-Mahon qui a refusé de signer le décret nommant officier de la Légion d’honneur Ernest Renan, qu’il confondait du reste avec M. Littré. Quels insondables puits de stupidité que ces hommes qui gouvernent les autres. Un chef d’État — (le prince de Galles en eût fait autant) — qui ne distingue pas Renan de Littré, qui ignore ce qu’ils ont fait ! — Il est vrai de dire que les noms de Renan et de Littré feront plus de bruit dans l’histoire que le vaincu glorieux mais stupide qui tient nos destins. Flaubert a de nouveau refusé la croix d’officier ; il a bien fait ; mais Bardoux, pour l’amadouer, s’obstine à la lui donner. Flaubert cédera-t-il ? Il s’amoindrirait.
J’ai lu, ce matin, une bien curieuse lettre de Tourgueneff, qui est derrière Moscou, dans un petit trou perdu, où la poste ne parvient qu’une fois par semaine. Il dit que les choses de l’Europe ne lui arrivent qu’à travers un brouillard, comme s’il était mort et que les noms qui lui sont les plus familiers lui semblent lointains comme ceux de la Grèce et de Rome. Comme exemple de mœurs patriarcales des pays primitifs et monarchiques, il dit qu’il a invité à dîner le soir même le médecin du pays, homme très honorable et très respecté... qui a reçu 20 000 francs d’un seigneur de l’endroit, également respectable et honoré, pour celer un crime dont il avait été témoin. Ces choses ont lieu partout et ne m’étonnent pas, et ne scandalisent point ma philosophie — mais chez nous on les cache et on les poursuit ; là-bas, on les respecte et tout le monde les connaît. Voici le seul point remarquable, mais il l’est. Tous les journaux républicains, et même quelques feuilles monarchiques, demandent avec violence l’abolition de la peine de mort publique, en attendant la suppression même du supplice. Voilà une chose curieuse, parce qu’elle se produit instantanément de tous les côtés à la fois. Donc l’opinion est mûre, et ce ne sera pas long maintenant.
Quelle drôle de chose qu’il y ait toujours dans le monde ces deux races d’hommes, l’une qui tire en avant, l’autre qui tire en arrière, jusqu’au moment où la dernière lâche quatre ou cinq pas pour se remettre à retarder l’autre.
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Adieu, ma chère mère. Je t’embrasse mille fois de tout mon cœur. J’embrasse mon père. Dis-lui de me donner vite des nouvelles. Compliments aux bonnes et à Cramoysan.
Ton fils,
Guy de Maupassant