Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 177-179, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, ce 22 octobre 1878.
Comme je le prévoyais, ma chère mère, il m’a été impossible de t’écrire la semaine dernière tant j’ai été accablé de travail — et aujourd’hui même j’ai tant de besogne que je serai sans doute obligé de terminer cette lettre chez moi ce soir.
Ainsi que je te l’avais annoncé, j’ai été passer la journée de dimanche avec Flaubert, et celle de lundi avec Pinchon. Je suis arrivé samedi soir à Croisset, et nous avons passé une partie de la nuit à causer, le « maître » et moi. Le lendemain, nous avons été voir la maison de Corneille au Petit-Couronne. C’est à gauche de la Seine, dans un village morne, une petite demeure en galandage dont les poutres sont recouvertes d’espèces d’écailles de bois. Les appartements sont fort bas. L’endroit triste mais un peu dissipant. Une vieille mare vaseuse avec une pierre en place de banc a dû servir à fixer l’œil et à recueillir l’esprit du vieux poète qui la considérait sans doute pendant des jours entiers. L’horizon étendu va de La Bouille à Dieppedalle, développant les croupes rondes et boisées de la côte sur l’autre bord de la Seine ; ce paysage me plaît, il est simple, facile à la description et l’opposition même du cadre avec les sujets de tragédies peut être curieuse.
Les Commanville n’ont pas loué leur appartement de Paris. Le mari m’a dit qu’il regrettait beaucoup de n’avoir pu venir à Étretat. J’ai répondu que nous serions plus heureux une autre fois...
Le soir, je dînais chez Louis qui est en ce moment le plus grand homme de Rouen. Sa peinture a charmé tous les Rhotomagiens. Le Journal de Rouen et le Nouvelliste l’ont célébrée sur des tons élevés. Des inconnus le saluent dans la rue — on lui prédit une médaille d’or — c’est l’artiste fêté et, ce qui est plus triste, compris de cette lamentable cité. Or il a envoyé à l’Exposition de la ville son tableau refusé à Paris, qui a soulevé ainsi l’extase de ses concitoyens. Bravo !
À 9 h. 30, je partais pour Longueville. Pinchon en sabots, m’attendait à la gare. Il m’a conduit d’abord à l’Hôtel de l’Écu de France, où il m’avait retenu une chambre, sa maison n’étant pas assez vaste pour me contenir. (Je le crois bien.)
Puis après avoir traversé deux ruelles marécageuses, trébuché contre une pierre provenant, dit-il, du château de Du Guesclin, Bayard et Dunois, et sur laquelle un mauvais plaisant sans doute, a gravé la date de 1241 ; après avoir sauté par-dessus une corde de bois, traversé une mare à la nage et laissé tomber ma canne dans quelque chose qu’il a appelé poétiquement de la boue, nous sommes arrivés en face d’une espèce de cage à lapins où Pinchon, en se baissant, a pénétré. Je l’ai suivi. Une dame grosse, mais petite nous saluait à l’intérieur tandis qu’une bonne maigre souriait dans un coin. Sur une table grande comme la main, un petit poulet froid, entouré de trois feuilles de salade, séchait. J’ai cherché, mais en vain, un endroit pour accrocher mon chapeau que je venais, malgré la modération de ma taille, de défoncer au plafond ; puis je me suis assis sur une petite chaise devant le petit poulet que j’ai mangé. Alors quelque chose d’infiniment exigu a remué dans un coin, j’ai dit : « Tiens une souris ! » Mais l’animal avec un sautillement de bestiole rachitique est venu vers moi, je l’ai considéré. Figure-toi une petite levrette manquée, avec un museau pointu comme une épingle, deux petites oreilles droites, quatre pattes maigres à faire pleurer et une longue queue qui semblait un fil, sans ventre aucun, avec deux grands yeux de poitrinaire, c’était Falaise. Je n’osais pas la caresser de peur de la casser et les ossements de sa croupe me grattaient le fond des mains.
Elle est adorée à cause peut-être de sa petitesse, habite dans un petit panier capitonné avec de vieux habits du père Pinchon, et ne mange que ce qui lui plaît.
Le cidre de la maison étant bon, j’en ai demandé mais on m’en a apporté dans un si petit cruchon qu’il a fallu retourner six fois pendant mon souper au petit trou qui sert de cave.
Nous avons ensuite examiné la maison. Ce fut vite fait. C’est l’intérieur de ta cabine aux chèvres, une pièce étroite et pas longue, séparée en deux par une cloison. Le fils couche à droite, la mère à gauche. On traverse la case de l’une pour arriver dans celle de l’autre ; les portes sont si peu larges que Mme Pinchon ne passe qu’en se tournant. Je n’ai jamais pu découvrir où couche la bonne.
Peut-être a-t-elle aussi dans la « Cuisine-salle à manger-salon » un petit panier en face de Falaise.
Pas de fourneau de cuisine dans cet étonnant bâtiment ; on apporte dans les cendres de la pièce universelle où l’on mange deux petits réchauds où l’on met du charbon, et la nourriture microscopique se fait là-dedans. Il faut une loupe pour voir tout cela.
J’ai couché à l’Hôtel de l’Écu de France avec beaucoup d’araignées et d’oiseaux de nuit.
Le lendemain, dès le matin, nous sommes partis pour Miromesnil, où nous avons gagné le château par la grande avenue qui voit la mer, au-dessus de Saint-Aubin-sur-Scie. La façade du château de ce côté ne m’a rien rappelé. Comme il était habité et que des gens à l’air bête se promenaient dans...1

1 La fin de la lettre est coupée.