Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 183-184, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gustave Flaubert

Paris, ce 5 décembre 1878.
Rien, encore rien, mon bien cher Maître, et ma situation ici devient intolérable. Mon chef, qui sait que je dois m’en aller, a prévenu le Directeur, et mon successeur est désigné ; aussi me demande-t-on chaque matin : « Quand partirez-vous enfin ? Qu’attendez-vous ? »
Quant à voir M. Bardoux, je n’y puis songer. D’abord, parce qu’on ne me permet plus de sortir. Je suis arrivé cinq fois à 1 heure après avoir attendu dans les antichambres de l’Instruction publique, et si je recommençais, mon chef pourrait demander ma mise à la porte immédiate. Puis à quoi cela m’avancerait-il de voir le ministre ? Il se montrerait charmant, me serrerait les mains, me dirait, comme M. Charme lundi dernier : « Dans deux jours ce sera fait. » Puis, moi parti, il n’y penserait plus.
Ce retard est pour moi terrible sous tous les rapports.
Si j’étais entré à l’Instruction publique il y a un mois, quand il m’a annoncé la chose comme faite, j’aurais eu déjà deux mois de service au jour de l’an, et j’aurais pu recevoir une partie de l’indemnité promise. Mais, si j’entre maintenant, ce n’est pas au bout de quinze jours qu’il pourra me donner 200 ou 250 francs en dehors de mon traitement fixe ; je ne puis plus compter maintenant sur ma gratification de la Marine, et j’aurai sur le dos en même temps tous mes fournisseurs que je paye sur cet argent.
Puis si, comme tout le monde le dit, le ministère tombe en janvier ou en février, je n’aurai pas assez de services au Cabinet pour pouvoir être avancé. Enfin, je suis plein d’inquiétudes. Un directeur aurait arrangé la chose en huit jours, et M. Bardoux n’ose pas parce qu’il a peur de ses directeurs. Puis cela lui ferait peut-être du tort de tenir une de ses promesses ? Mais que faire ? Je ne puis le voir et on ne tiendrait pas compte de mes lettres. Il m’a promis si formellement cette fois ; la chose était faite, etc., ce que j’ai cru. Et maintenant, je ne sais plus ; et voici ma position plus que compromise à la Marine. Je vais aller demain ou après-demain chez E. Daudet chercher la Féerie, — que les hommes sont bêtes, vaches et poltrons — Et Charpentier publie le Voyage en Ballon de Sarah Bernhardt avec des illustrations de Clairin ! ! ! Édition de luxe ! Et il dit à ce sujet : « qu’il faut bien être un peu artiste de temps en temps ». Voilà. J’ai été voir le tableau de Mme Commanville chez Deforge. Je le trouve fort beau.
Adieu, mon bien cher Maître, je vous embrasse. Vengez-vous par B. et P. des éditeurs, directeurs de revues, et autres imbéciles.
Tout à vous,
Guy de Maupassant