Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 191-193, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gustave Flaubert

Cabinet du ministre
de l’Instruction Publique
des Cultes
et des Beaux-Arts
Ce 26 décembre [1878].
J’ai été fort bousculé ces jours-ci, mon bien cher Maître, et je n’ai pu encore vous écrire. Enfin, je suis installé dans un beau bureau sur des jardins, mais je trouve que ça sent le provisoire. On m’a promis de me titulariser à 1800 francs (j’ai hâte que ce soit fait) et de me laisser, lorsque le ministre tombera, une partie de l’indemnité de Cabinet à titre définitif.
Tant que M. Bardoux sera là, la situation pécuniaire sera belle. J’aurai 1800 francs de traitement, 1000 d’indemnité de Cabinet et 500 francs au moins de gratifications par an. Mais s’il tombe tout de suite, rien.
Je n’ai pas encore vu le ministre, mais je vois souvent M. Charmes, qui m’a rendu de grands services et peut m’en rendre encore. Je suis dans la place, il s’agit de m’y établir solidement et d’avancer vite tant que la chose sera possible.
Par exemple, pour du temps, je n’en ai pas. J’arrive à neuf heures du matin et je pars à 6 heures ½ du soir. Je sors deux heures dans le jour pour déjeuner. Mais cela n’est qu’un moment à passer, et je serai libre quand je rentrerai dans l’administration.
Je jouis d’une haute considération. Les directeurs me traitent avec déférence et les chefs de bureaux m’adorent. Le reste me regarde de loin. Mes collègues posent. Ils me trouvent, je crois, trop simple. Je vois des choses farces, farces, farces, et d’autres qui sont tristes, tristes, tristes, en somme, tout le monde est bête, bête, bête ici comme ailleurs.
Une chose me gêne. J’ai déplu au lampiste qui n’a pas encore voulu me donner de lampe. Si cela continue, j’en rendrai compte au chef du Cabinet.
J’ai été de nouveau à la Librairie Nouvelle. M. Achille n’a pu se procurer nulle part Le Bien et le Mal des Femmes. C’est tout à fait épuisé.
Et Zola !... Cet article-là quinze jours avant L’Assommoir ! La jolie presse qu’il aura1.
Ballande va jouer en matinée (quand ? je l’ignore) mon Histoire du Vieux Temps. C’est toujours ça. Malheureusement, ça ne rapporte rien, les matinées.
Détail embêtant. Au cabinet du ministre, on vient tous les dimanches jusqu’à midi. Je crois que j’aurai cependant du temps pour travailler ; la besogne de la maison ira vite, quand j’y serai accoutumé, elle n’est pas difficile.
Je vous embrasse tendrement, mon cher Maître, en vous remerciant, et je vous prie de présenter à Madame Commanville mes compliments respectueux et dévoués.
Guy de Maupassant2

1 Étude de Zola, reproduite dans Les Romanciers Naturalistes, sur les Romanciers Contemporains ; parue à Saint-Pétersbourg le 1er septembre 1878, reprise et résumée par la Bibliothèque Universelle et Revue Suisse, elle fut dénoncée le 15 décembre dans Le Figaro comme un geste de concurrence déloyale.
2 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N° 1781).