À Gustave Flaubert
Cabinet du ministre de l’Instruction Publique des Cultes et des Beaux-Arts |
Mon bien cher Maître,
Le Figaro annonce que vous vous êtes cassé la jambe. Je suis plein d’angoisse et d’inquiétudes. J’écris à Pouchet, qui devait être à Croisset dimanche ; mais, si l’immobilité à laquelle on doit vous condamner ne vous empêche pas d’écrire, envoyez-moi un mot, je vous prie. Je m’efforcerai de me faire libre un dimanche (car je viens ici tous les jours maintenant) et d’aller vous voir, causer avec vous, vous apporter des nouvelles, l’air de Paris, un peu de distraction dans vos tristesses. Vraiment cela c’est trop. Le ciel a donc, comme les gouvernements, la haine de la littérature ? Que vous devez être malheureux dans votre lit, sans travailler ! Je ne pense qu’à vous depuis ce matin. Quand la lourde fatalité tombe sur quelqu’un, il faut qu’elle l’écrase de toutes les façons. Ce malheur ne fait pas que me désoler, il me révolte parce qu’il m’a l’air d’une lâcheté de la Destinée qui, ne pouvant vous atteindre complètement en votre esprit, vous frappe en votre corps. Ne serait-il pas possible de vous faire apporter ici, où, au moins, on irait vous voir, on vous entourerait ?
Je vous embrasse bien fort, mon bien cher Maître, et vous demande en grâce de m’écrire ou de me faire écrire un mot.
Votre
Il m’a été impossible jusqu’ici d’aller voir Madame Commanville ; j’en suis honteux et désolé, mais j’arrive à mon bureau à neuf heures, j’en pars au plus tôt à six heures et demie, ce qui ne me laisse pas une minute.
Naturellement, je n’ai pu voir non plus Tourgueneff.
Avez-vous reçu mes renseignements pour votre frère ?