Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 208-210, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gustave Flaubert

Cabinet du ministre
de l’Instruction Publique
des Cultes
et des Beaux-Arts
Paris, le 26 février 1879.
Mon cher Maître,
J’ai pu enfin voir Baudry. Nous avons causé longtemps et je vais vous dire mes impressions ; mais je vous prie de les garder toujours secrètes parce que Baudry ne me pardonnerait pas de vous avoir rapporté une conversation presque confidentielle.
J’ai eu l’air de ne rien savoir et d’avoir été fort étonné par la lecture du Figaro qui racontait l’affaire Gambetta. Comme vous ne pouvez pas écrire vous n’avez pu me rien raconter et je n’ai reçu depuis six semaines que de courts bulletins de votre santé de la main de Laporte. Il m’a eu l’air irrité contre vous voici ce qu’il m’a dit après avoir longtemps hésité. « J’ai été fort étonné et affligé de voir Flaubert essayer de m’enlever une place que j’attends et que je poursuis depuis 20 ans. J’ai passé ma vie à travailler pour arriver là, c’est ma seule carrière et mon dernier but et il m’aurait été fort douloureux de voir un ami me supplanter. »
Je lui ai répondu que des amis à vous avaient sans doute essayé de vous décider à accepter une bibliothèque quelconque, mais pas un poste déterminé comme celui dont il s’agissait. Il m’a dit qu’il en était persuadé ; et qu’il n’en voulait là-dedans qu’à Tourgueneff et à Taine qui s’était vivement employé pour vous en cette affaire. Il a ajouté : « Ce qui me désolerait le plus ce serait qu’on donnât à Flaubert la place vacante sous mes ordres, parce que ma conscience me forcerait à exiger de lui le même travail que des autres bibliothécaires et s’il s’y refusait je serais obligé d’en rendre compte au Ministre. » Je lui ai dit que je trouvais qu’il avait absolument tort ; qu’il était juste et nécessaire d’exiger d’un bibliothécaire ordinaire qui est une sorte d’employé de bureau le même travail que dans les ministères, mais que, lorsqu’on offrait des places à des hommes comme vous, c’était une sorte d’hommage national, une preuve de reconnaissance du gouvernement pour un grand artiste, une pension dans le genre de celles que donnaient autrefois les princes. Et qu’il n’y avait aucune assimilation possible entre un écrivain qui accepte un poste public et le bureaucrate qui l’a poursuivi toute sa vie. Il a compris et c’en est resté là.
Il est gonflé d’orgueil d’être administrateur et je ne voudrais pas être employé sous lui.
Voici maintenant comment, à mon avis, les faits se sont passés.
Mme Charpentier, une tête d’oiseau, a parlé à Gambetta au milieu d’un dîner qu’elle lui offrait. Lui par politesse a tout promis et aurait peut-être, en d’autres circonstances, fait quelque chose. Au moment du départ de Bardoux, avant la mort de M. de Sacy, Baudry était nommé — j’ai vu le décret — c’est alors (trop tard) qu’on s’est occupé de vous — la chose a été faite assez maladroitement et Tourgueneff n’aurait pas dû aller trouver Gambetta sans s’être informé au ministère du point où en était l’affaire et de ce qu’on pouvait tenter. Baudry s’est senti menacé, il s’est remué, et le père Sénard a été trouver et Gambetta et Grévy pour assurer la place à son gendre. Quand Tourgueneff a été trouver Gambetta, celui-ci décidé par Sénard a répondu : « Mais vous savez bien que je ne peux pas » sans même parler à Tourgueneff qui, avec l’autorité de son grand talent, de sa tête blanche et de sa taille aurait bien dû, en plein salon, le traiter de parvenu grossier — Quand nous causerons je vous en parlerai plus longuement. Je ne vous ai point écrit plus tôt d’abord parce que je n’avais point vu Baudry et ensuite parce que, du matin au soir je ne disposais pas d’une minute.
Ma pièce a bien réussi : mieux même que je n’aurais espéré. Lapommeraye, Banville, Claretie, ont été charmants. Le Petit journal très bon, Le Gaulois aimable, Daudet perfide. Il a dit : « M. de M. a remis à la scène, sans s’en douter, Les Roses jaunes de Alphonse Karr. Personne sans doute n’a oublié le sujet, le voici. » Puis il fait l’analyse des Roses jaunes (que je ne connaissais nullement) de façon à ce que cela ait une ressemblance absolue avec ma pièce, tandis que d’après les renseignements que j’ai pris les différences entre les deux sujets sont très sensibles. II termine par quelques mots d’éloge. Zola n’a rien dit. J’espère que c’est pour lundi. Du reste sa bande me lâche ne me trouvant pas assez naturaliste. Aucun d’eux n’est venu me serrer la main après le Succès. Zola et sa femme ont applaudi beaucoup et m’ont vivement félicité plus tard. D’autres journaux en ont parlé avec éloge, je n’ai pu encore me les procurer. Mme Pasca va la jouer dans le monde.
Adieu mon cher Maître, je vous embrasse bien fort et j’ai grande envie de vous voir.
Votre
Guy de Maupassant1

1 Cf. réponse de Flaubert, Correspondance (ed. Conard, tome VIII, N° 1817).