Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 232-234, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre 145
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Pages 1 et 4

À Mme Tresse

Cabinet du ministre
de l’Instruction Publique
et des Beaux-Arts
Paris, le 22 août 1879.
Madame,
Toute affaire d’intérêts me paraît si difficile à aborder que j’accepterais n’importe quelle proposition plutôt que de soulever une objection. C’est ce qui m’est arrivé chez vous hier soir ; et je me disais en m’en allant que je ne devrais traiter ces questions que par correspondance.
J’ai accepté vos conditions, reculant devant une discussion d’argent. Permettez-moi cependant de vous faire remarquer que notre traité me met dans une situation dure et embarrassante ; et je ne doute point que vous ne reconnaissiez la justice de mes raisons.
Vous m’avez demandé de faire pour votre recueil une petite pièce, avec des costumes Louis XV. Comme vous devez vous le rappeler, j’ai d’abord hésité à cause des travaux entrepris qu’il fallait interrompre pendant quelque temps. Vous avez insisté, témoignant un vif désir d’avoir cette pièce, et alors, pour commencer avec votre maison des rapports qui pourront, je l’espère, durer fort longtemps, je me suis mis à l’œuvre, sans même vous interroger sur la rémunération à en attendre1. J’ai travaillé deux mois. J’ai, en outre, remanié ma pièce sur votre demande : et vous m’offrez 50 francs ; juste ce que me rapporte en ce moment chaque chronique que je fais pour les journaux et qui me prend au plus deux heures.
C’est en réalité bien peu. C’est même légèrement humiliant. Si la pièce est jouée, vous me donnerez 50 francs de plus. Or si la pièce est jouée, elle me rapportera au moins 500 francs ou 600 francs. Cette somme de 50 francs devient donc presque insignifiante. Mais je rencontrerai pour la faire jouer des difficultés qui proviennent des conditions mêmes dans lesquelles elle est faite, difficultés que je n’avais point d’abord prévues, il est vrai.
Vous m’avez demandé des costumes Louis XV. Or M. Ballande, qui est tout prêt à jouer ce que je lui apporterai, et qui me presse de lui faire quelque chose, a interrompu l’année dernière les représentations d’un petit acte : L’Habitante de la Lune, parce que les costumes lui coûtaient 30 francs de location par soirée, et que les faibles recettes de son théâtre ne lui permettaient pas de faire ces sortes de dépenses. Il n’a pas non plus de costumes Watteau. Je vais donc me heurter à cet obstacle que je ne pourrais aplanir, même en abandonnant mes droits d’auteur qui seraient insuffisants (environ 7 francs par soirée). En dehors de ce théâtre, qui m’est ouvert dans les conditions ordinaires, du Français et de l’Odéon peu abordables, du Gymnase, qui ne joue pas de vers, je ne sais trop où faire recevoir une petite pièce, surtout littéraire, conçue et écrite spécialement en vue des salons et de votre recueil, à la manière des proverbes de société, avec une intrigue légère et sans ces effets un peu gros qu’il faut sur la scène et qui choquent dans le monde.
Si donc la question de costumes fait, comme je le crains, reculer M. Ballande, j’aurai, sur votre invitation, travaillé plus de deux mois pour recevoir 50 francs. N’aurais-je pas mieux fait à tous les points de vue de continuer les œuvres de longue haleine que j’avais entreprises ?
Je vous fais juge de ces raisons, Madame, et tout en me déclarant prêt à subir les conditions que j’ai acceptées un peu vite, je viens vous demander si vous ne pensez pas, en toute équité, que votre traité puisse être un peu modifié dans ce sens :
100 francs contre la remise du manuscrit, puisque la pièce a été commandée par vous, et écrite à votre intention dans des conditions spéciales de costume.
Si la pièce est jouée, et j’y ferai tous mes efforts puisque c’est mon intérêt, mes droits d’auteur me suffiront comme rémunération sans que j’exige rien de vous. Vous vous engagerez simplement à faire un tirage à part.
Vous voyez que cela ne changerait pas la somme totale. C’est encore peu, bien peu, et je n’accepterai plus un semblable marché. Enfin, de cette façon, je n’aurai point l’humiliation, comme homme de lettres, de recevoir 30 francs pour une œuvre qui m’a coûté deux mois de travail.
Veuillez avoir l’obligeance de me répondre un mot, et agréer, Madame, l’assurance de mes sentiments respectueux.
Guy de Maupassant
17, rue Clauzel
ou au Ministère
de l’Instruction publique.

1 Tresse a publié Une Répétition dans « Saynètes et Monologues » (1879, 6e série).